Festival Sens Critique 3/16.
Chef d’œuvre du récit d’initiation, Journal d’une fille perdue est la preuve éclatante de la maitrise absolue de toute la grammaire cinématographique dès le plus jeune âge de cet art.
Le premier jour de la vie de Thymiane est celui de sa confirmation. Deux motifs, celui de la robe blanche et du livre vierge qui lui est offert, ouvrent avec espoir une destinée qui sera marquée par la souillure et la cruauté humaine. Au blanc répond le noir, à savoir la couverture de la noyée qu’on dépose sur le pas de sa porte, conséquence des infidélités de son père, tandis que Meinert, son employé, s’empresse de déflorer son livre pour y inscrire un rendez-vous qui compromettra la jeune fille. Le soir même, la voilure blanche est celle des stores qu’on baisse avec impatience et lubricité, à laquelle succède le blanc des draps et celui de la voilure du berceau. En quelques minutes d’une ellipse aussi brutale que pertinente, le destin de Thymiane est enveloppé, tracé, et maculé.
La puissance pathétique du récit à venir tient toute entière dans cette gestion des ellipses et de la puissance évocatrice de l’image, force vive du cinéma muet. Il en est ainsi de cette scène d’escalier où Thymiane croise sans y prêter attention une curieuse petite boite de bois portée par un homme avant d’aller s’enquérir de son enfant…
Au livre vierge, sur lequel Thymiane achève son initiation en rayant le nom du père auquel elle allait demander de l’aide, succède son visage et son corps, pages blanches et d’une lisibilité bouleversante dans leur rapport à la violence malveillante du monde. La vie dans l’institution, d’un formalisme extraordinaire par son cadrage et ses lignes de fuites exacerbant la discipline militaire, délave un temps le sourire et la vigueur de ses traits pour se concentrer sur la jubilation sadique de la mère supérieure, véritable chef d’orchestre et son employée, sorte de créature de Frankenstein absolument terrifiante. On ne peut qu’être profondément marqué par la puissance des faciès et surtout des regards dans ce film : la plupart du temps malveillants, ils sont une silencieuse et implacable prise de pouvoir sur les individus, qu’il s’agisse de Meta, la nouvelle femme de son père, ou de la maquerelle un peu plus tard. Cette braise mutique associée au rictus (saisissant, libidineux et terrifiant chez Meinert dès le début du film) est relayée par un autre motif qui traverse tout le film, celui de la main : celle de Meta sur le bras du père, celle du chauve sur l’épaule des jeunes filles, qui n’est pas sans rappeler sa version fantastique dans le Nosferatu de Murnau, quelques années plus tôt.
Face à cette violence, le corps de Thymiane s’assouplit et se distend, et ses mains à elle s’offrent dans l’une des plus belles séquences du film. Échappée du pensionnat, la danse qui célèbre sa liberté n’est qu’un nouvel et insidieux emprisonnement auquel elle succombe, mains ouverte, dans un mouvement circulaire qui l’entraine vers l’asservissement.
Mais la grande force du film est de faire de Thymiane un être de caractère ; était-il possible de faire autrement avec Louise Brooks interprète ? Avant la rédemption, elle se jette à corps perdu dans le rôle que la société lui a imposé, lors d’un passage lui aussi sublime : assumant avec cynisme les extrémités de sa réification, Thymiane s’autoproclame gros lot d’une tombola dans les tourbillons effervescents d’un bordel de la grande ville qui l’aliène, et dans laquelle, ce soir-là, son père est venu s’encanailler. Le contraste saisissant offert par la danse fébrile et festive des convives et l’intensité pathétique de l’échange de regard entre le père et sa fille est un sommet à côté duquel on peut placer l’épilogue des Enfants du Paradis.
La morale, suffisamment subtile pour ne pas faire dériver le pathétique vers la grossièreté, permet à Thymiane de revenir sur les deux grandes plaies de son existence et d’agir en passeuse pour la nouvelle génération. Victime d’une société obnubilée par l’intérêt personnel, c’est dans l’altruisme qu’elle tente de conjurer le sort, achevant la métamorphose de ce puissant et vibrant portrait de femme.