On pourrait imaginer un questionnaire qui interrogerait le cinéphile sur ses principales sources de satisfaction face à un film, et il serait intéressant d’en analyser les résultats, pour déterminer quel critère l’emporte, de l’histoire, de l’émotion ou de la dimension plastique de l’œuvre. Bien évidemment, il serait très réducteur de désigner un vainqueur et d’en faire un mantra pour les films à venir, puisqu’on sait tous que l’équilibre et le dosage sont la plupart du temps la clé de la réussite, mais force est de constater que les disproportions permettent l’affirmation de certains auteurs – n’est-ce pas Kubrick qui disait : « chez Eisenstein, tout est forme sans contenu. Chez Chaplin, tout est contenu sans forme. » ?
La question se pose avec force pour le nouveau film de Diao Yinan, après le déjà remarqué Black Coal qui avait émoustillé le festival de Berlin en 2014. Polar nébuleux autour d’un fugitif pivot d’une course collective mobilisant la police, les médias, l’entourage proche et la pègre (on pense forcément à M. Le Maudit), Le lac aux oies sauvages est un dédale nocturne qui semble faire de son intrigue un prétexte, alternant quelques errances urbaines avec de nombreux coups d’éclats, diversifiant les lieux, les accessoires et les éclairages pour des exercices de style de haute volée.
On ne peut que s’incliner devant tant de virtuosité, et le film fait partie de ces œuvres dont on prendra plaisir à isoler des extraits pour se les repasser comme on le ferait de ses morceaux préférés d’un bon album. La maîtrise est indéniable, et les différentes contraintes sont systématiquement transformées en atouts pour un réalisateur qui semble particulièrement s’épanouir face aux handicaps : l’exiguïté des lieux, le béton lépreux d’une cité décatie, la pluie incessante, les néons colorés, un zoo, une chorégraphie pop aux semelles lumineuses sont autant de perles rutilantes au service de séquences combinant tension, contemplation et déchaînement d’ultra-violence. D’une ampoule éclatée à une décapitation de motard en passant par une utilisation peu orthodoxe d’un parapluie, Diao Yinan propose un catalogue d’autant plus surprenant qu’il ne joue pas la carte désormais traditionnelle de la dérision, lui préférant une force d’impact moins fun et plus frontale.
L’exploration des lieux joue elle-même de ces excès : s’ils sont toujours admirablement traités, on ne peut s’empêcher d’y voir un catalogue qui va permettre une nouvelle prouesse plastique, ici des bâches, là des couloirs, voire un jardin zoologique où les animaux sauvages seront les témoins de la violence humaine, où l’espace et ses potentialités préexiste à l’écriture du récit. De là un certain sentiment de gratuité formaliste.
On aurait cependant tort de faire ce procès exclusif au cinéaste. Car s’il se ménage clairement des récréations jubilatoires pour prouver sa maestria, il n’oublie pas pour autant de regarder ses personnages et, surtout, son pays. Situé en 2012, soit avant le cauchemar orwellien qu’est la Chine d’aujourd’hui, la traque évoque déjà une société de surveillance permanente, où n’importe quelle personne croisée peut devenir délatrice, scrutant jusque dans ses recoins les plus insalubres. Les lieux eux-mêmes, dont le fameux lac éponyme, se chargent d’une aura sociale et politique, zone de non-droit où les femmes se prostituent dans l’eau, cette thématique se poursuivant jusque dans le couple formé par les protagonistes pour une scène érotique non moins mémorable que celles d’action. Dans la nuit, à l’abri supposé des regards, dans les zones interlopes, la traque ne trouve jamais de répit : et le regard des autorités ou de la pègre de se doubler de celui de Diao Yinan, qui les surplombe, les dénonce et les sublime.
(7.5/10)