Des robes à plume et des fume-cigarettes !... Des trémoussements orgiaques dans une arrière-salle multicolore !... Un bossu catcheur !... Des rochers en carton-pâtes !... Une main coupée !... Des voix-off s'attendrissant sur un amour impossible !... des lancers de serpent ! La plus belle déclaration d'amour jamais faite à un canapé !... Une exquise jeune femme promenée dans une valise !...
Telles sont les merveilles que Kinji Fukasaku proposa à notre admiration en 1968, ainsi que quelques autres pour lesquelles les mots font défaut. Ce film est remarquable, et à plus d'un titre. C'est d'abord un authentique film à suspense, et des plus réussis, avec au moins un passage d'anthologie : la confrontation du détective avec la criminelle dans une partie de carte où se joue la vie d'une jeune femme. C'est ensuite, comme j'ai essayé de le suggérer, un peu n'importe quoi, mais ce côté indéfinissable même vous a une saveur que l'on chercherait vainement ailleurs. Le Lézard Noir, c'est une tentative pour faire cohabiter sur la même pellicule des versions japonaises de Sherlock Holmes et de Fantomas dans des décors qui n'ont rien à envier au kitsch des premiers James Bond, île privée d'un méchant sadique incluse. Contre toute attente, le charme opère, l'ensemble conserve la cohérence minimale que l'on est en droit d'attendre de ce genre de production, et Fukasaku filme le tout avec sa vigueur habituelle, tout en conservant ici une fraîcheur qu'on ne trouve pas dans ses films plus personnels.
Pourtant le film n'est pas qu'un serial rondement mené, facilement consommé et oublié. Il possède aussi un charme singulier, qu'il doit à son érotisme diffus et vénéneux. La lutte de la criminelle et du détective n'est qu'une longue parade amoureuse dont l'un des acteurs doit finir digérée par l'autre, et l'on voit un jeune couple de prisonniers soupirer après une mort dont ils espèrent la réalisation de leurs désirs. L'objectivation des corps désirant et éconduits, l'amour systématiquement destructeur, sont les thèmes centraux du récit, qui se croisent avec les cabrioles, les chausses-trappes et les déguisements du roman-feuilleton de papa. C'est fait parfois finement, parfois moins, on peut s'agacer de certains passages élégiaques un peu lourds qui surviennent après une scène d'action, mais le film tire de là une personnalité incontestable.
Remarquons tout de même que cet entrelacement des registres n'est pas sans contribuer largement au côté foutraque de l'ensemble. Tel personnage, sanguinaire empailleuse d'êtres humains dans une scène, vous est présenté l'instant d'après comme une créature délicieusement romantique, dont la perte est censée vous arracher des sanglots. Faut-il penser que Mishima, qui a signé l'adaptation théâtrale d'un roman policier, a volontairement exagéré ce décalage par goût de l'absurde ? Comme on supposera charitablement que ce grand écrivain n'était pas une bille, sans doute. Si l'on adhère à cette démarche, le film en tire une temporalité bien à lui, car les différences de registre de scènes en scènes font qu'il respire la liberté d'une improvisation. Mais c'est affaire de goût, et si l'on y est insensible, si l'on ne voit pas que l'outrance du scénario poursuit souvent une veine parodique que dissimule parfois le professionnalisme de la mise en scène, on risque d'y voir un nanard un peu plus comestible qu'un autre. Ce serait grandement dommage ! Mais telle est l'ambiguïté du Lézard noir, qui parodie les romans-feuilletons en outrant leurs procédés, mais remplit scrupuleusement leur cahier des charges et assure le spectacle...
Je suis assez d'accord pour dire qu'il s'agit d'un film mineur dans la carrière de ce grand routier qu'était Fukasaku, dont il est permis de préférer les films plus personnels. En même temps, les petits films comme ça ne courent pas les rues. Sans doute un peu surévalué à cause de sa rareté, il mérite cependant qu'on lui prête un œil attentif.