Je savais Anthony Mann doué pour revisiter les grandes pages de l'histoire américaine (je pense notamment à La porte du diable pour sa lecture de la spoliation des amérindiens, ou à Winchester 73 pour son histoire de l'Ouest américain écrite dans le sang), mais s'agissant de la fameuse Grande terreur qui a suivi la Révolution Française, c'est autre chose. Le Livre noir, film de transition (réalisé après les films noirs de Mann et avant ses westerns), gagnerait vraiment à être plus connu, car je pense qu'il n'est ni plus ni moins l'un de ses meilleurs films, ou tout du moins l'un de ses plus originaux dans son traitement.
La grande idée de génie est la collusion du genre historique et du film noir. A ce titre, l'introduction nous plonge directement dans l'époque, avec une imagerie digne de la Hammer, à renforts de gros plans sur fond de flammes qui dévoilent des trognes peu avenantes. Le rôle de chacun est parfaitement exposé en insistant bien sur leur position politique (gentil, méchant, allié, traître, entre-deux, ...). C'est un peu manichéen, mais l'esthétique expressionniste permet à cette réduction psychologique de fonctionner. Quant à lui, le contexte est très bien retranscrit. Je pense au peuple conçu comme une masse assoiffée de sang que Robespierre manipule à loisir en faisant passer les exécutions comme une expression de leur liberté et de leur volonté, alors qu'il agit avant tout pour assurer sa propre quête de gloire et de pouvoir. On sent bien aussi cette impression de contrôle et de répression qui est sans doute à mettre en parallèle avec le Maccarthysme. Bref, une période peu reluisante, sombre, violente, avec un faux happy-end coïncidant avec la fin du règne de Robespierre et la liberté du peuple contre la tyrannie. L'une des clés du film est jusqu'où peut-on agir tyranniquement par la manipulation. Or, la dictature (même justifiée par les meilleurs arguments) est injustifiable par le peuple dès lors qu'elle montre son véritable visage, celui de l'absolutisme. Mais loin d'être terminée, la tyrannie continue de manière fallacieuse, en commençant par le peuple qui imite les procédés de son ancien chef.
L'histoire est assez simple (et certainement qu'elle ne tiendrait pas à un examen historique sérieux) et tourne autour d'un livre qui contient les noms de personnes que Robespierre veut éliminer lui permettant d'étendre la terreur et donc son pouvoir, et que l'opposition cherche à récupérer à tout prix pour le renverser. Tous les ingrédients du film noir sont présents : le badguy (Robespierre), le traître (Fouchet, chef de la police), le justicier (Charles d'Aubigny), la femme fatale ... Chacun s'intègre parfaitement au récit de manière à ce qu'on retrouve davantage l'esprit des gangsters que celui des partis politiques. Même la romance y trouve sa place dans un petit jeu de défiance sympathique. Après une partie thriller/enquête doté d'un bon soupçon d'espionnage (Charles usurpant l'identité d'un ennemi pour intégrer leur camp et trouver le livre) qui constitue la première partie du film, une course-poursuite s'engage, basée sur des mécanismes de suspens simples mais efficaces (l'attente, la proximité, ...). C'est franchement bien rythmé et trépidant (malgré quelques défauts de crédibilité comme la fuite un peu facile hors de la grange), agrémenté d'une petite touche d'humour bien senti.
Mais la particularité du film, on la doit surtout à la photographie de John Alton, fidèle collaborateur de Mann et l'un des meilleurs chefs opérateurs de l'époque, qui exploite brillamment les contrastes à partir d'une source de lumière unique, qui ainsi sculpte la lumière et les ombres. L'atmosphère de certaines scènes ont un air gothique, si bien qu'on ne serait pas étonné de voir surgir un monstre de l'obscurité tant l'effet est saisissant. Pour terminer, le casting, bien que peu connu, n'a pas de fausse note, et je dois dire que la mise en bouche introductive y est pour beaucoup car elle apporte un coup de punch à l'interprétation. J'apprécie particulièrement les badguy, d'abord car ce sont les personnages les plus ambigus du lot (Fouchet, prêt à placer sa fourberie au service de celui qui détient le pouvoir ; Robespierre, d'une assurance absolue en public mais presque enfantin en privé), et aussi les plus gratinés, d'un cynisme jouissif (par exemple Fouchet qui bouffe son quignon de pain en torturant un opposant politique).
Bref, voici une brillante retranscription de la Révolution Française avec les ingrédients et l'esthétique du film noir, ce qui lui donne une dimension réellement unique, et dont le mariage permet d'accepter les nombreux réarrangements historiques ou son manichéisme ambiant.