Après avoir vu les Contes du Hasard, j'avais découvert un réalisateur qui s'annonçait capable de faire tenir en haleine sur des situations interpersonnelles. Celles-ci oscillant entre plusieurs sentiments, vacillant parfois au bord de gouffres, je me suis vu agréablement surpris lorsque, plusieurs fois, mes attentes qui commençaient à se solidifier étaient trompées par un sursaut de volonté, de décence ou de dignité d'un des personnages.
Je pense que Le Mal N'Existe Pas poursuit cette intention de déjouer des attentes, et y parvient. Ce film semble être une tentative de présenter un contact inquiétant avec l'insondable. Car c'est tout ce qui reste après avoir envisagé qu'il soit, respectivement, un film contemplatif, un film d'éloge de la nature voire écologiste et anticapitaliste, ou un film sur la dignité humaine. Il n'est aucun de ceux là, mais seulement après nous avoir montré qu'il aurait pu l'être. Je précise. Voyons les séquences telles qu'elles se présentent tour à tour dans le film. On a en premier lieu la vie simple dans les forêts de montagne par l'intermédiaire de Takumi, taiseux et appliqué, qui rapporte de l'eau de source au village ou enseigne à sa fille à reconnaître des essences d'arbre. On a un dîner avec des membres du village et quelques scènes entre Takumi et sa fille. On a l'irruption odieuse d'un projet de camping qui se heurte à une résistance éclairée de la communauté dont il vient piétiner l'équilibre. Enfin, on a un regard sur les deux acteurs au premier front de cette irruption, qui se voient accorder un regain d'humanité en reconnaissant la justesse des requêtes des villageois, évoquent leur solitude ou leurs aspirations lors d'un voyage en voiture, puis en sont humainement saisis (parfois à l'excès) par les pérégrinations et les tâches de Takumi. De ces phases à une autre, on aura pu (comme je l'ai été) être touché par le respect qu'il y a pour l'aspect humain lors de la rencontre des deux mondes, rural et citadin, lors d'une confrontation qui aurait pu être montée en épingle et qui finalement donne l'occasion de laisser leur chance à ces deux personnes, en tant que personne. C'est à ce moment qu'on est alors en droit de se dire qu'on a "compris le film" lors du visionnage. On en est alors à peu près aux trois quarts, et on voit que le film présente un savoir-faire interpersonnel pour ramener les protagonistes vers une intelligence qui leur est propre, plutôt que de mettre en scène une spirale d'incompréhension et d'antagonisme. On se dit tient, le mal n'existe pas si on se donne les moyens de ne pas le construire.
Et c'est là le retournement le plus important : non, ce n'est pas encore ça le propos. On arrive à ce constat après un questionnement lancinant sur ce qu'on cherche à nous montrer depuis le début. Et il faut alors se rappeler l'épaisse intranquillité qui a régné sur tout ce qui a précédé ce qui va suivre dans les 15 minutes finales. Lorsque le film s'achève, il est évident qu'il manque alors les bases pour concevoir même l'événement final comme une totale contradiction avec ce qui a précédé. Tout a été fait pour nous rendre circonspect et inquiet durant ce film. Les travelling sous les arbres sont trop longs. La musique rompt ses harmonies et glisse parfois pour de longues secondes dans la dissonance complète, et parfois elle s'arrête au milieu de rien. Les sons font irruption, comme celui de la tronçonneuse qui arrive en même temps que l'image. Le montage est constitué de longs plans coupés nets et sans transition. Voilà pour les ruptures franches. Puis pour ce qui est de l'image, contrairement à ce qui est beaucoup dit et que je ne rejoins pas, le film n'est pas beau. La lumière dans la forêt et les couleurs qui ressortent restent pâles, les plans ne sont jamais esthétiquement composés, il y a même un aspect documentaire je pense délibéré. Les arbres filmés en contre-plongé sont courts et peu fournis, leurs branches basses sont mortes. Les montagnes alentours sont saisissantes mais ne sont montrées qu'une seule fois et indirectement lors d'une caméra embarquée à l'arrière de la voiture de Takumi (autre étrangeté). Le cours d'eau où l'on vient puiser est tout à fait commun. Tout cela pour se rendre à l'évidence que la beauté de la nature a été délibérément retenue voire cachée dans ce film, d'autant plus clairement que le lieu de l'action et du tournage est objectivement capable de fournir beaucoup de matière au sauvage et au magnifique. Enfin, qu'est-ce qui est montré est délibérément inquiétant. On évoque en amont les épines de l'arbuste où un personnage viendra plus tard s'écorcher. Alors qu'on parle fréquemment des cerfs, c'est pour évoquer leur possible menace pour les campeurs, et leur présence tangible reste longtemps un squelette de faon. Ils seront fantomatiques à la fin du film. Le trou d'eau où ils viennent s'abreuver est montré une première fois de loin et en belle lumière dorée, la seconde fois de près en plongé dans une lumière sombre ; de l'évocation paisible à la présence inquiétante. Le bois lors de la disparition de Hana devient sombre malgré le soleil qui perce entre les arbres. Enfin, que dire de ces fugues à travers bois de Hana, la fille de Takumi, et de ces retards voire oublis d'aller la chercher. L'absence d'expression du protagoniste ; l'absence de sa compagne que l'on voit uniquement sur des photos. Le choc étrangement bruyant et soudain du moment où Takumi retient le jeune énervé par les réponses des promoteurs du projet. La liste des étrangetés est encore longue. Toujours est-il qu'on revient sur l'histoire qu'on s'est racontée de l'équilibre et de la sérénité de la vie dans cette vallée face à l'arrivée d'un projet irrespectueux, pour voir que la prémisse est fausse. On a cherché les signes de la sérénité dans une absence, et les dissonances se rappellent à nous à la fin lorsqu'à notre surprise il devient évident que nous nous sommes trompés.
Je ne pense pas que la fin doive être interprétée de manière fermée. Cela ferait de ce film un film à message, alors qu'il cherche précisément à nous faire ressentir une certaine humilité face à un déroutement. Il y a une trame de sens bien sûr. J'ai aimé le jeu de couleur bleu-rouge par exemple. J'ai aimé la trame du rôle du cerf le long du film. J'ai aimé le rappel du travelling en contre-plongé nocturne à la toute fin, accompagné cette fois d'un son ; je ne prétends pas savoir exactement ce qu'il signifie. J'ai aimé que le personnage à la toute fin se relève, qui est pour moi le couronnement ultime de déraillement des attentes et de générosité de sens.
Pour conclure, je trouve que l'opération de déroutement est réussie, mais je pense qu'elle aurait pu être mieux faite. L'intranquillité qui vient de l'absence de beauté du film, qui fonctionnait très bien pour captiver dans les Contes du Hasard, est ici je pense en sureffectif au vu du lieu de l'action. Je pense qu'il y avait un travail de présence - plutôt que de silence - qui m'aurait plus intéressé. Si je compare à Burning par exemple, où l'absence est parfois un protagoniste même de l'action. Ou à des fictions qui savent élaborer une menace avec assez de forme pour qu'on puisse y diriger notre attention (ce n'est pas le cas ici). Enfin, si le but était d'aller contre une menace trop tangible, pour se contenter de saper les fondations de sens, alors j'aurais aimé une intensification du crescendo des intranquillités. Le travail de se rendre compte du "je me suis trompé" est intéressant à faire, mais arrive dans un second temps, après la projection et avec un certain effort. Plus d'inconsistances, ou un subtil jeu d'acteur auraient peut être permis de moins affermir la certitude d'avoir "compris" le film en accord avec son titre, d'être plus inquiet plus tôt, pour que la scène finale paraisse moins gratuite, et que la rédemption du spectateur arrive plus naturellement et durant les dernières minutes du film plutôt que dans les heures qui suivent.
Il reste que ce film est lourd du sens qu'on continue d'y chercher et reste un exercice réussi de mise en scène d'un sens inaccessible et d'une absence froide au milieu de courants de chaleur humaine et d'amorces de confiance.