Ouvrant sur des images qui seraient parfaitement à leur place chez Buñuel ou les rétroactions historiques de Tarantino qu’il tartine d’humour noir (les nazis, la famille Manson), Le Mariage de Maria Braun (pas de parenté avec Eva Braun, mais le nom est certainement choisi intentionnellement) nous accroche rapidement avec une union matrimoniale ratifiée à plat ventre sous le regard d’une affiche d’Adolf Hitler et d’une pluie de mortiers. Maria et Hermann Braun, couple de trois semaines, se marient en vitesse et profitent d’une nuit avant d’être séparés par le départ d’Hermann aux combats. Ces quelques minutes de mariage seront les seules se déroulant pendant la Seconde Guerre mondiale, et le film se développera ensuite sur la toile de l’Allemagne de la reconstruction, celle qui compose avec ses pertes humaines et ses difficultés économiques lourdes.
Formellement, Le Mariage de Maria Braun se range dans un style plus sobre que mes autres expériences avec Fassbinder. Exit les jeux de couleur de Lola ou Ali, exit l’esthétique étincelant et pétillant tout en blanc de Veronika Voss et ses décors de luxe. Même l’arrangement méticuleux dans le cadre y est moins maniaque que dans Ali, quoique le réalisateur y maintient son haut standard de qualité habituel. Pour aller droit au but, ce n’est pas son film le plus pittoresque.
Malgré tout, Le Mariage de Maria Braun se démarque par des mouvements de caméra irréprochables et sollicités beaucoup plus qu’à l’habitude dans mon cycle Fassbinder jusqu’ici. Les décors de ruine post-WW2 étant le parfait prétexte à y mettre des trous et les intégrer dans la mise en scène pour jouer avec la profondeur de champ et ses possibilités, ces travellings ne font que complémenter et renforcer les idées visuelles. Digne héritier de Douglas Sirk qu’il est, Fassbinder ne néglige pas non plus de maintenir la tradition de l’obstruction du cadre avec des objets pour pimenter toujours plus loin la mise en scène. Grillages, barreaux de prison, fenêtres accompagnent le visage des personnages tout au long du récit, contribuant à donner au film sa forme et son identité, et communiquer visuellement au spectateur quelle image le cinéaste se fait de cette Allemagne en reconstruction qu’il attaque au lance-flamme.
Parce que si Le Mariage de Maria Braun n’est pas le film le plus pittoresque de Fassbinder, je suis confiant que de ceux que j’ai vu, c’est celui au sous-texte le plus multiple et complexe, et le plus difficile à cerner. À commencer par sa protagoniste incarnée superbement par Hanna Schygulla, ambitieuse et proactive comme une tornade en élan, et prédestinée au succès par ses charmes et son intelligence pratique, dont le produit ne serait qu’au service absolu et fanatique d’un amour à peine né et précipité légalement par les circonstances. En apparence, Maria Braun est volontairement esclave de l’amour, dans un lien existentiel et absolu qui n’est pas sans rappeler le fanatisme d’autres grands personnages féminins du cinéma comme la Gertrud de Dreyer ou la Bess de Lars Von Trier. Je dis bien en apparence, car le film se fait un malin plaisir d’entretenir l'ambiguïté autour du dévouement de Maria pour son mari Hermann, qui passe quasi exclusivement par le prisme du capital et son patrimoine, et est mis en contraste avec sa promiscuité et son appétit charnel manifeste qu’elle offre exclusivement à d’autres. Maria aime coucher, et se lie volontiers et avec enthousiasme aux partenaires potentiels qui lui plaisent sur sa route, et ce même sans préjugés ethniques dans un État qui avait pourtant poussé l’intolérance à son paroxysme historique quelques années plus tôt. Fassbinder, ne voulant pas nous laisser la condamnation facile et un terrain moral simple à naviguer, brouille les cartes.
De fait, les aventures extraconjugales de Maria ne surviennent que quand A. Hermann est cru mort (avant de revenir) et quand B. Hermann est en prison plusieurs années et n’est pas en mesure de subvenir aux besoins sexuels de sa femme. Il devient donc plus ambigu de lui reprocher cette infidélité. Il me paraît aussi essentiel d’ajouter qu’à mon œil de spectateur, la chimie Hermann/Maria est plutôt inexistante; il est fade et inintéressant, sans réelle personnalité, et a l’air de bien se complaire dans son poste de cocu. Cela me parait intentionnel. Qu’est-ce qu’elle lui trouve donc à ce mollusque qu’elle avait connu que quelques semaines ? Eh bien je crois que cette loyauté extrême dans l’amour est dirigée vers un idéal, une image, une conception de l’amour (héritée socialement, très probablement), et non vers son homme spécifiquement. N’importe qui aurait fait l’affaire, c’est simplement tombé sur Hermann.
Cette attente frustrée et perpétuelle d’un mariage à enfin consommer et de la préparation d’une situation parfaite pour commencer à vivre, enlacée par l’ascension matériel bourgeois creux qui propulse socialement Maria, est à mon sens le propos principal du film. Farouchement anti-bourgeoisie de conviction et de parcours personnel, Fassbinder emprunte à Buñuel pour dénoncer la futilité et stérilité de ces êtres qui valorisent le retardement de l’assouvissement des désirs en faveur d’une préparation éternelle à enfin vivre (e.g longuement étudier pour un bon travail, charbonner au long d’une durable carrière pour éventuellement avoir une retraite et commencer à profiter de la vie et de sa famille en étant vieux). Ici, cette interminable préparation semble toujours repoussée par les aléas de la vie, jusqu’à finalement être éteinte d’un souffle mortel au moment de sa concrétisation. Un hasard implacable qui coupe l’herbe sous le pied à un amour creux et fictif qui s'entête à suivre à la lettre une conception sociale bourgeoise censée apporter le salut. (Le choix d’achever un mariage né parmi les explosions dans une explosion est évidemment un miroir intentionnel et important dans la forme de l’oeuvre)
Plus loin en ce sens, Fassbinder utilise le son tout au long du film pour accompagner son emphase sur les motifs de vêtements (et absence de vêtements) et de nourriture qui symbolisent à la fois le progrès économique et ce que le bourgeois idéal-type peine à satisfaire à sa faim par ses obstacles auto-imposés de normes et bonne conduite. La bande-son retranscrit les événements politiques qui accompagnent le destin des personnages. On entend notamment deux émissions de radio dans lesquelles le chancelier Konrad Adenauer proclame d'abord que l'Allemagne ne se réarmera jamais, et nous explique ensuite à une autre reprise dans le film à quel point il est nécessaire que l'Allemagne se réarme. Maria, vivant maintenant une vie de décadence matérielle, vomit son repas à l’écoute de cette dernière émission, tandis qu'au premier plan un couple caché et indifférent s’attouche dans des préliminaires. Fassbinder crée activement un lien complice d’hypocrisie partagée entre ces motifs et les messages radio de l’Allemagne qu’il attaque.
Élusif, intellectuel, multiple, opaque, Le Mariage de Maria Braun est une oeuvre qui ne se donne pas facilement et qui invite à y revenir pour en cerner les subtilités. Je n'ai ici traité qu'un angle thématique. C’est aussi le succès au box office le plus important de la carrière de Fassbinder, et je soupçonne que son héroïne captivante n’y est pas pour rien.
N.B. En dépit du vocabulaire employé, je ne suis pas Marxiste (ni opposé), mais Fassbinder lui-même avait une proximité avec Marx qui influençait ses idéaux et sa vision du monde, d'où l'emploi de concepts et termes de proximité que je jugeais pertinents à l'analyse ici.