L'Histoire au cinéma a cela de passionnant qu'elle joue avec les codes et les modes, ici film documentaire ou pamphlet militant, là film d'action patriotique ou anecdote autour de laquelle on brode. Il y a ceux comme Lubitsch qui veulent nous faire rire (le meilleur exemple étant peut-être To Be or not to Be) et il y a ceux comme Spielberg qui préfèrent nous faire pleurer (la liste est longue). D'un côté les films à thèse, témoins d'une époque, caressant le spectateur dans le sens du poil et du préjugé, ou bien à l'inverse grattant les différents vernis de nos connaissances comme Le Corbeau de Clouzot ou Mademoiselle de Tony Richardson. De l'autre les films dont le contexte historique n'est qu'un prétexte, le maquillage nécessaire pour dissimuler la pauvreté d'un scénario ou l'enluminure suffisante pour circonscrire le cadre du récit. Anecdote historique ou histoire anecdotique, that is the question.
Mais où se situe Le Mariage de Maria Braun dans tout ça ? Un peu partout, à vrai dire, et c'est précisément l'une des raisons pour lesquelles le film de Rainer Werner Fassbinder risque d'en décevoir plus d'un. Si la séquence introductive semble annoncer une comédie on ne peut plus loufoque, avec un mariage sous les bombes, au milieu des décombres, le contexte historique prend très rapidement le dessus. Mais le cadre géographique et temporel du récit ne se dévoile que très progressivement, sans être énoncé de manière explicite : c'est à nous d'en identifier les détails et d'en cerner peu à peu les contours. L'état de démolition avancée de la ville de Berlin indique la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la présence de soldats américains dans le bar où travaille Maria Braun donne une idée des environs et préfigure, dans une certaine mesure, l’accord quadripartite à venir. Ajoutons à cela une mise en scène profondément naturaliste (au moins dans l'une de ses nombreuses acceptions, comme celle de Deleuze et des images-pulsions), que ne renierait pas le Maurice Pialat de Van Gogh, et l'on comprend que ce film puisse rebuter.
L'approche de Fassbinder n'en reste pas moins intéressante, subtil mélange liant réalisme documentaire et sous-texte hautement politique. Force est de constater le soin apporté à la reconstitution de ces années de reconstruction d'après-guerre, le film s'étalant de 1943-1944 à 1954, au climat étrange régnant dans ces champs de ruines, le système D érigé en norme. Il y a un contraste détonant (sans détonner) avec l'attitude de Maria Braun, personnage hystérique mais à la démarche tout à fait logique et réfléchie, à la fois burlesque et mélancolique. On saisit assez rapidement la dimension métonymique de son personnage, l'incarnation de l'Allemagne qui résiste aux ravages de la guerre et qui vit, ou survit, en s'accommodant des diverses autorités. On voit tout d'abord dans cette liberté d'amour et de mœurs une forme de liberté absolue, une passion dont la sincérité n'est jamais remise en cause. Là où on pourrait voir une forme de prostitution, il faut y voir une forme d'opportunisme acharné. On s'attend à ce que la grossesse de Maria Braun soit un problème, mais il n'en est rien. Elle (le personnage comme le pays) s'accommode de toutes les situations, elle absorbe tous les symboles, et derrière cette ascension sociale personnelle comme professionnelle se cache la critique caustique mais savoureuse d'une nation qui cherche à se reconstruire à tout prix. Elle risque à chaque instant de sombrer dans la folie frénétique du bien-être matériel et de la réussite sociale, sans qu'on connaisse avec certitude ses véritables intentions. Tout se mélange, les amours sont interchangeables, les sources de plaisir sont multiples, et un GI américain comme un industriel français peuvent servir de substitut au nazisme et de chemin vers le salut. Quel est le prix à payer pour faire table rase du passé ?
Derrière le bonheur relatif et apparent de la protagoniste, on n'oublie jamais la réalité de la situation. Les images des ruines hantent le film comme les sons parasitent les conversations, à l'instar de ces discours officiels retransmis à la radio qui couvrent certaines discussions. Le libérateur meurt, le médecin se drogue, l'innocent est emprisonné, l'érotisme des corps nus laisse de marbre. Mais si l'optimisme chevillé au corps de Maria Braun ne suffira pas à la sauver, il trouve une forme de renouveau dans la victoire sportive de 1954 diffusée à la radio : symbole évident, l'Allemagne passe du statut de vaincu à celui de vainqueur.
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