Le Marin masqué
6.8
Le Marin masqué

Court-métrage de Sophie Letourneur (2011)

Voir le film

Le choix délibéré de contrer le naturalisme de La vie au ranch, qui n’utilisait aucun effet de styles ni post-synchro et jouait beaucoup sur la durée de la séquence et la saturation par la parole, est très intéressant, dans la mesure où tout cela était justement poussé à son paroxysme dans ce premier long-métrage, qu’il ne pouvait y avoir une suite à ces aventures, cette frénésie, d’autant que la cinéaste avait trouvé une nouvelle respiration assez forte dans le dernier tiers de son film, davantage axé sur l’espace naturel et les silences, le groupe auparavant soudé qui se distend, laissant présagé autre chose, une nouvelle voie.

En fait, Sophie Letourneur va encore là où on ne l’attend pas. Dans les premiers instants, je ne m’y retrouve pas, c’est bon signe, le film va me surprendre. Et dans le même temps j’ai des craintes : que tout ce qui voudrait être un peu fou, fait avec trois rien, en trois jours, me laisse une simple impression conceptuelle, un truc qui ne respire absolument pas, un truc complètement fabriqué. Il y a une multitude d’idées qui me laisse à penser qu’il faudra obligatoirement se ruer sur les prochains films de Sophie Letourneur car je la trouve extrêmement culottée et cette manière de raconter installe le film dans la mémoire, ne s’efface pas.

Ces doubles voix off mélangées aux prises de sons réelles intégralement retouchées en post synchro créent une forme de langage tout à fait intéressante. En fait je n’ai cessé de me dire que Le marin masqué pouvait être le film prototype de ce que l’on attendrait d’un film de vacances amateur, qui prendrait l’initiative de contrer sa trivialité inexorable en choisissant une forme nouvelle qui lui est propre. L’idée est fascinante. On a donc majoritairement ici deux personnages, Laetitia (Goffi) et Sophie (Letourneur), les prénoms n’ont pas été changés, qui commentent (en off) la vidéo (le film que l’on voit) de leur voyage en Bretagne. L’idée elle est là : Créer une manière de raconter, sur deux niveaux simultanés, afin de dynamiser le récit. Comme Truffaut et Godard le faisaient durant la naissance de la nouvelle vague. Et Sophie Letourneur va d’ailleurs clairement se placer dans cette influence, quelque peu rétrograde, du film sans le sou, avec les effets de l’époque (noir et blanc à gros grain, iris, post synchronisation des voix pas forcément synchronisées). Avec cette priorité qui fait la part belle à son cinéma : Le son. Ce n’est plus celui de La vie au ranch, c’est un son moins authentique, plus travaillé, dissocié de l’image, et un son qui permet quatre voix au lieu de deux, provoquant ainsi des idées hallucinantes comme des superpositions exactes ou des commentaires hilarants.

Tout ce que j’adorais dans La vie au ranch aurait pu me manquer terriblement, c’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé au premier visionnage. Cette truculence, cette saturation par le cadre, ce jeu outrancier, ce film à l’oreille. Le son était l’élément majeur de son cinéma, il est ici réduit à une épure surprenante – la scène de boite de nuit en est l’illustration parfaite tant l’on sent que l’agencement est sublime, par le cadre, les placements, les déplacements, mais que l’univers sonore est volontairement absent, quand le précédent film l’utilisait au maximum. Pourtant, aucun doute, le style de la cinéaste n’a pas changé. Son leitmotiv : privilégier le dialogue dans sa banalité, qui selon elle raconte tout autant, sinon plus qu’un autre. On peut donc passer d’une confidence sur un amour de jeunesse envolé à une discussion sur la constipation.

Le procédé formel est donc passionnant. Toutes ces idées apportent quelques petites touches éparses assez fortes, et jamais surlignées, et on en revient à son précédent film. J’oublie tout de même de dire que la musique est magnifiquement utilisée, alors que son précédent film en était presque totalement dépourvu, et ce même si selon moi la plus belle scène du film restait ce regard de Manon, dans une perdition totale, ce regard emprunt d’une douleur mélancolique, dans cette scène de bal, qui m’avait ému aux larmes… auquel répond très bien le Words don’t come easy final du Marin masqué. Et il y a autre chose que j’aime énormément : c’est l’importance accordée à cette pensée charnière, et on en revient au regard de Manon et à celui ici de Laetitia, à savoir le doux rêve adolescent auquel l’adulte se confronte, la déception que le temps a crée, cette réalité qui s’éteint, le groupe d’un côté, l’amour de jeunesse de l’autre. Franchement, je trouve ça vraiment très beau.
JanosValuska
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Top 10 Films 2012 et Sophie Letourneur

Créée

le 28 janv. 2015

Critique lue 336 fois

6 j'aime

JanosValuska

Écrit par

Critique lue 336 fois

6

D'autres avis sur Le Marin masqué

Le Marin masqué
JanosValuska
8

Escapade bretonne.

Le choix délibéré de contrer le naturalisme de La vie au ranch, qui n’utilisait aucun effet de styles ni post-synchro et jouait beaucoup sur la durée de la séquence et la saturation par la parole,...

le 28 janv. 2015

6 j'aime

Le Marin masqué
GuillaumeL666
7

Le week-end des souvenirs

Pour l'instant je n'ai pas vu grand chose de Sophie Letourneur, mais j'aime bien le fait de m'être retrouvé face à des films très différents les uns des autres. Le marin masqué ne fait pas exception...

le 2 avr. 2023

2 j'aime

Le Marin masqué
Hydrosaure
4

Critique de Le Marin masqué par Hydrosaure

Présentation originale et qui a du style. Je suis néanmoins resté sur le bord de la route alors que les 2 héroïnes prenaient la voiture.

le 1 juil. 2013

1 j'aime

Du même critique

Titane
JanosValuska
5

The messy demon.

Quand Grave est sorti il y a quatre ans, ça m’avait enthousiasmé. Non pas que le film soit  parfait, loin de là, mais ça faisait tellement de bien de voir un premier film aussi intense...

le 24 juil. 2021

33 j'aime

5

La Maison des bois
JanosValuska
10

My childhood.

J’ai cette belle sensation que le film ne me quittera jamais, qu’il est déjà bien ancré dans ma mémoire, que je me souviendrai de cette maison, ce village, ce petit garçon pour toujours. J’ai...

le 21 nov. 2014

33 j'aime

5

Le Convoi de la peur
JanosValuska
10

Ensorcelés.

Il est certain que ce n’est pas le film qui me fera aimer Star Wars. Je n’ai jamais eu de grande estime pour la saga culte alors quand j’apprends que les deux films sont sortis en même temps en salle...

le 10 déc. 2013

28 j'aime

8