Des grands noms de la comédie italienne, Monicelli me semble le seul qui ne craigne pas d’inscrire son tragi-comique dans la veine de la franche farce. Ce Marquis qui s’amuse descend en ligne directe de la Commedia dell’arte, et son réalisateur rappelle irrésistiblement Molière, capable d’écrire Le Misanthrope et Le Médecin malgré lui dans la même année et d’inclure des scènes drolatiques dans ses pièces les plus graves.
Son Onofrio del Grillo apparaît ainsi comme une sorte de Don Juan version transalpine : c’est un libertin, c’est-à-dire un jouisseur et un esprit libre, qui se permet tout parce qu’il le peut : « Je suis ce que je suis, et vous, vous n’êtes rien », lâche-t-il aux va-nu-pieds qui se plaignent de ses farces un rien sadiques.
Mais la comparaison s’arrête là. Comme on va le découvrir à mesure que Monicelli développe et approfondit son héros à travers des canulars dont la sophistication va croissante, Del Grillo n’est ni athée, ni, surtout, amoral. Contrairement aux apparences et à Don Juan que Sganarelle qualifie à juste titre de « grand seigneur, méchant homme », ce noble est un progressiste très critique vis-à-vis de sa classe et très attaché aux valeurs d’égalité et de fraternité. Il est copain avec un curé brigand, avec un officier français... et avec le Pape. Ses blagues les plus élaborées (et les plus coûteuses !), il ne les commet pas aux dépens des pauvres bougres, même si ceux-ci en sont les victimes temporairement collatérales. Elles lui servent à mettre en évidence la corruptibilité de sa classe et l’idiotie de ses préjugés sclérosés.
Nous sommes en 1809. Les Lumières ont été intégrées par les esprits les plus intelligents et les plus cultivés, et la Révolution Française est passée par là : l'égalité et la fraternité sont devenues des idéaux accessibles, concrets.
L’histoire des sosies, ressort farcesque classique, prend à cet égard une ampleur symbolique inattendue. Comme Del Grillo ne manque pas de le souligner, il aura suffi de mettre au charbonnier Gasperino les habits adéquats pour que sa famille le prenne pour un marquis. Entre Molière et Marivaux, il fait de la philosophie pratique, sans esquiver ses responsabilités quand Gasperino est sur le point de payer le prix fort pour ses conneries. C’est une sorte de fou du roi dont le roi est un peu tout le monde.
Tout le monde, mais plus particulièrement le pape Pie VII. Très admiré en Italie pour son courage et sa résistance digne face à l’envahisseur napoléonien, Pie VII est ici montré comme une sorte de despote éclairé, excédé par les frasques de Del Grillo mais tacitement lié à lui par une certaine communauté d’esprit. C’est à lui que le facétieux marquis, faisant à demi chavirer son trône ambulant qu’il aide à porter, réserve le mot de la fin : « La vie, c’est une suite de hauts et de bas. » Quasiment la devise de la comédie italienne…
J’ai recherché dans quelle mesure Monicelli s’était inspiré du vrai Del Grillo pour Le Marquis s’amuse. Sans succès. Mais au fond, quelle importance ? Comme le Baron de Münchhausen, le Marquis Del Grillo a, à sa manière, la stature d’un personnage de légende, et à l’instar de Gilliam, Monicelli a eu la carrure pour la porter.
Il ne l’a pas portée seul, c’est vrai. Alberto Sordi est éblouissant. Il est génial. Il explose le film. Mais ça, c’est tellement évident que j’ai préféré me concentrer sur tout ce qui fait par ailleurs l’intérêt de ce Marquis s’amuse. Parce qu’à tous les coups, on va vous dire que c’est Alberto qui fait 90 % du film. Et ça, c’est juste pas vrai.