Fritz Lang surgit dans le plan, s’y retrouve seul, fixe un couple qui est hors champ. Le superbe thème de Delerue, qui procure une émotion indescriptible, et mystérieuse (pourquoi nous met-il à terre, tout le temps, et particulièrement à ce moment-là ? Mystère), retentit. Dans un plan large, qui est son point de vue, on avance en même temps que lui vers Paul, qui est interpellé avec enthousiasme par Camille. Lui avance sans entrain vers elle. La rupture est déjà consommée. Le regard aigu de Lang, ce grand maître du cinéma, l’a probablement captée avant tout le monde, d’où la musique extradiégétique mélancolique. Et Godard, qui nous offre le regard de cet homme brillant, voix de la sagesse du film, nous offre une des scènes de cinéma les plus saisissantes qui existe, une scène de rupture déjà consommée, avant même que ses amants ne se rendent compte qu’elle s’est passée : en une fraction de seconde, la caméra a capté la moue de Paul qui scelle la non-réciprocité à l’œuvre dans son rapport avec Camille. La prise de son sera fragile tout au long : il faut faire confiance à Godard pour tenter de capter par l’image la réalité obsédante mais quasi-imperceptible de la déchirure. La déchirure est quelque part, à la fois nulle part et partout, son radar est l’incessante complainte de Delerue, et la caméra est le point sur ce radar qui tente de saisir cette déchirure sur le fait.
Et le film regorge de ces scènes si belles, si vives et si déchirantes. Quelques minutes plus tard, dans un somptueux traveling, Paul accourt vers Camille et Prokosch, à qui il a offert (inconsciemment ?) Camille comme appât. La musique mélancolique et entêtante continue de dérouler le tragique. D’abord filmé dans un plan large, enlacée avec Prokosch, Camille se retrouve seule dans un plan resserré, s’oppose dans un champ/contrechamp à Paul : les deux ne tiennent plus dans le même cadre, la rupture est définitivement consommée. La musique, dénominateur commun de toutes les scènes (son usage à l’excès est extrêmement casse-gueule, mais il fonctionne, coup de génie), confère une liquidité à l’enchaînement de toutes les séquences : tout est limpide et fluide, mais notre regard n’est pas sûr d’avoir capté la véritable raison de cette fracture. Ce ping-pong (littéralement représenté par la scène du music-hall, où la caméra se déplace comme une cloche en mouvement de Paul à Camille) somptueux et déchirant, entre deux êtres qui ne se comprennent plus, continue avec autant de force et de malice pendant tout le reste du film.
Et ainsi tout me bouleverse dans le film. Comme cet enchâssement des voix narratives de Paul et de Camille qui dissertent sur cette « pleine catastrophe » et sur cet « espoir d’éclaircir par le raisonnement ce que le sentiment a rendu trouble ou obscur ». Les plans s’y enchaînent avec une fluidité admirable, magistrale. A cela, l’éternité de Capri, la bienveillance fatiguée de Fritz Lang, tout en douceur crépusculaire, et les statues confèrent à l’œuvre une aura mythologique impressionnante. En auscultant de manière aussi précise et vive la fin d’un amour, tel un histologiste prélevant tous les tissus du vivant à l’aide de son microscope, Godard touche à l’universel : godardiens avertis, sceptiques, adeptes du cinéma populaire, tous peuvent venir se prosterner devant ce coup d’éclat qui montre que son auteur sait, tout simplement, sans fioritures, comment ça fonctionne.
Et comme Camille, je me tais maintenant parce que je n’ai rien à dire : Godard a tout compris, c’est tout.