La descente en flammes dont est victime ce film semble être, dans certains cercles, le gage d’un bon goût cinéphilique : de celui qui aurait dépassé l’idolâtrie circonstanciée à une époque certes éphémère (la Nouvelle Vague) et un cercle restreint (en gros Les Cahiers du Cinéma), et qui verrait dans la suffisance de M. Godard un argument suffisant pour rejeter en bloc tout ce qu’il a pu produire.
Il faut reconnaitre que l’énergumène a l’art d’alourdir avec une jubilation certaine le dossier de l’accusation. Par le rôle accordé à l’icône de l’époque, et de qui l’on exige qu’elle expose le plus souvent possible le versant le plus sémillant de son talent, par les dissertations un rien poseuses et les mises en abyme à répétition, permettant à Fritz Lang de deviser sur le septième art, en allemand, devant des citations en italien de Louis Lumière voyant dans le cinéma une invention sans avenir…Qu’on y ajoute l’incommunicabilité qui occupe déjà beaucoup Antonioni à l’époque, des exégèses pédestres sur l’Odyssée d’Homère, des statues grecques en gros plans, et la coupe déborde davantage que la fontaine de Trevi.
Comment expliquer, dès lors, son intacte capacité à tout de même émouvoir ?
Parce que sous ce torrent de mots ce cachent tous les remous profonds de la fêlure. Ce générique parlé, cette tour de Babel dans laquelle quatre langues cohabitent bien souvent sans sous-titres, abrite un secret noir et taiseux. Les répliques les plus denses de Camille ne trompent pas : « Je me tais parce que je n’ai plus rien à dire », ou sur le mobile de son mépris : « je ne te le dirai jamais, même si je devais en mourir ».
Le mépris (cette attitude, qui, précisément, consiste à taire et garder le silence, parce qu’on juge l’interlocuteur désormais indigne de sa parole) trouve sa place au carrefour de deux silences. Celui, d’abord, qui permet aux synesthésies d’exprimer l’indicible d’une forme de bonheur : les couleurs vives du climat méditerranéen, la peau nue, la chaleur et le goût du sel marin. Celui, ensuite, de l’incapacité d’un couple à échanger à partir du moment où le mari mondain a laissé faire le beau parleur (en la personne du producteur américain) dans ses avances à l’épouse. Dès lors, tout se détraque, et l’exploration de l’espace prend en charge cette mécanique grippée : les jeux –aux deux sens du terme – dans la mise en scène sont tous sauf de gratuites expérimentations : le montage cut, les faux raccords sur les mouvements montrent un couple qui occupe un même lieu sans pouvoir désormais s’atteindre. L’appartement et sa porte, la baignoire, le toit de cette sublime villa ou son salon vitré sur les flots turquoise ne cessent de se dérober à la réunion possible des époux.
Ce nœud imparable du désamour trouve enfin, et surtout, son pendant dans un usage irrationnel d’un langage d’autant plus puissant qu’il est dénué de mots : la musique. Ce thème lancinant, et totalement sublime de Delerue, prend les atours d’un personnage qui s’inviterait plus que de raison, pour, apparemment, répéter sans cesse la même affirmation.
Et pourtant : ce thème concentre à lui seul tout l’antidote du récit : il surpasse en quelques notes tous les verbiages des personnages, et, en fonction de la séquence dans laquelle il s’impose, chante la beauté de la nature, le charme imparable d’une déesse charnelle, le lyrisme d’un amour ou la colère d’une trahison, la souffrance de la perte ou la violence d’un renoncement.
Les personnages ont perdu : leur aptitude au dialogue, leur conscience même du destin : dans le fracas de la tôle froissée ou la poursuite d’un tournage qui ne veut pratiquement plus rien dire, ils sont réduits au silence : de la mort, de l’illusion. Mais la musique se poursuit au-delà d’eux, qui, quand on y pense, ne l’auront jamais entendue ; elle parle à un spectateur, omniscient mélancolique, par un cinéaste lucide et bien moins cynique qu’on ne pourrait le penser.