Il aura fallu attendre bien tard pour rencontrer Tarkovski, mais plutôt que de regretter d’avoir aussi longtemps vécu dans l’ignorance de son génie, saluons la possibilité de connaitre encore des claques esthétiques et émotionnelles de cette intensité.
Le Miroir est un film hermétique, exigeant, déconcertant par son découpage onirique et irrationnel.
A plusieurs reprises, un panoramique nous fait voir un personnage qui reparait de façon illogique à son autre extrémité.
La même actrice joue la mère et l’ex-femme.
Ces confusions volontaires donnent le ton de la conduite du récit : naviguant entre les époques, les esthétiques (noir & blanc, sépia, couleur) il juxtapose les regards et surtout les reflets, sans qu’on sache si nous contemplons une vitre ou un miroir.
A cette émotion lancinante et lyrique se superpose une construction visuelle absolument virtuose. Les plans-séquences se succèdent, d’une densité démentielle. Tout parle, tout déborde de sens : le cadrage, les panoramiques, le bestiaire, la matérialité du bois, du lait, de l’herbe. Le son lui-même, extrêmement travaillé, ajoute à l’épaisseur de la matière : une lampe à gaz qui clignote avant de s’éteindre devient une séquence bouleversante. On regrette bien vite de ne pas comprendre le russe, tant la lecture des sous-titres nous prive de toute la densité des images, le texte lui-même, poétique, étant particulièrement riche…
Rarement un cinéaste aura imposé aussi immédiatement son esthétique et son univers visuel, comme ont pu le faire Kubrick ou Malick.
Film totalisant à la rythmique hétérogène, il donne à voir toute la grammaire cinématographique, du lyrisme élégiaque (ce vent dans les arbres ou les herbes, démentiel, qui d’ailleurs n’était pas sans m’évoquer ces séquences rémanentes de transitions dans Twin Peaks) à l’aridité d’images d’archives historique.
La maison d’enfance, filmée à plusieurs reprises, devient un lieu obsédant et familier, à l’image de celle de la famille dans Tree of Life : un lieu habité avec une évidence sans pareille. Des séquences absolument inoubliables, plans séquences hallucinants la magnifient, notamment l’incendie sous la pluie, l’un des plus beaux instants cinématographiques que je connaisse.
Le tour de force de ces séquences hypnotiques est finalement élémentaire. L’émotion qu’elles procurent, c’est de nous marquer violemment comme le font les instants primitifs de notre propre enfance. Papiers buvards immaculés, nous imprimons le réel et ses moindres inflexions, sans ordre, sans mobile, parce que nous nous éveillons lentement au monde. C’est cette force primale que restitue Tarkovski.
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