Même si l'on peut trouver ce film très hermétique, c'est justement son absence de linéarité, de vrai scénario qui suscite chez moi plus d'intérêt que ce que je n'aurais cru avoir. S'il est, comme pour Stalker, vain de chercher à l'interpréter comme s'il recelait une sorte de message, on peut tout de même expliquer ce qui nous donne le droit de le considérer comme un chef d'oeuvre.

A travers cette autobiographie, Tarkovski nous présente son monde intérieur et son vécu sous la perspective de ses souvenirs. Ses relations ont en commun de témoigner de sa difficulté à communiquer, la solitude permanente dans laquelle le laisse la propriété restrictive du langage. Les poèmes lus, qui sont pour la plupart écrits par son père, arrivent à des moments où leur thème est en décalage total avec l'image, comme celui sur l'immortalité, plein d'optimisme, lorsque l'on voit des soldats trainer un char dans l'eau. La dimension est en effet aussi historique, avec les scènes de guerre en noir et blanc qui s'immiscent dans ses souvenirs, comme interrompant le cours de leur vie. De même, quand il est au téléphone avec sa mère ils ne se comprennent pas, il n'arrive pas à exprimer ce pourquoi il l'appelle, idem avec son fils et sa mère avec qui il divorce. La communication est difficile non seulement dans sa vie personnelle mais aussi avec les spectateurs de ses films. En réponse à ça, il apporte la thématique du regard. A plusieurs reprises, il y a des regards caméra (ça revient dans d'autres de ses films) assez perturbants comme une tentative de partage plus direct de l'émotion qui casse le quatrième mur. Il y a une transition faite avec deux regards caméra, c'est comme si la communication pouvait passer par là plutôt que par les mots. C'est aussi renforcé par la présence des miroirs pour regarder en soi-même, bien sûr vu la dimension introspective de l'oeuvre, mais aussi cette présence empêche les personnages de se regarder entre eux, comme si le problème de la communication était qu'on est trop concentré sur notre intérieur plutôt que sur notre interlocuteur.

La première scène est un adolescent qui a un trouble du langage et qui fait une séance avec une hypnothérapeute ; la solution que le film apporte pour dépasser cette barrière verbale est de trouver un langage universel : être hypnotisé par la beauté, en particulier une beauté élémentaire et sans concept. Pour cela il fait revenir plusieurs images caractéristiques de son cinéma : celle du feu, proprement hypnotisante, celle du vent : on peut citer la très belle scène où l'herbe est secouée par vagues et qu'un homme se tient debout au milieu. C'est comme si l'homme se transformait en nature morte, pilier immobile face à la nature qui elle change et vit. Puis l'eau, avec la pluie qui s'écoule de partout, jusqu'à l'intérieur de la maison pendant son rêve. Dans tous ses plans l'eau est un vecteur temporel, toutes ses scènes partent à la recherche du temps perdu. Ce sont des éléments qui peuvent parler à tout le monde et auquel il associe des expériences personnelles. Il fait la même chose avec le lait qui revient dans des scènes de nature morte, qui a aussi une dimension quasi universelle avec le rappel du lait maternel, ce qui fait aussi le lien avec la prépondérance de l'enfance. C'est aussi le moment où les rêves se mélangent le plus à la réalité, les souvenirs sont confus. Il est en effet très nostalgique, c'est d'ailleurs le seul moment où l'on voit son visage, quand il est adulte nous ne voyons des parties de son corps. Devient-il observateur plutôt qu'acteur, a-t-il honte de ce qu'il est devenu, aliéné par le langage ?

La fin nous rappelle justement ces racines partagées par l'humanité, ce sont les restes d'une construction humaine sur lesquelles la végétation a repris le dessus, pour montrer que la nature a une unité et que nous ne sommes qu'un état de sa transformation avant qu'elle nous incorpore pour de nouveau créer quelque chose. La réunion finale est aussi celle des générations, car on voit ses parents avant de l'avoir, quand sa mère est enceinte puis sa soeur et lui qui se promènent enfants avec sa mère à l'âge présent. Ce qui est sans doute le plus saisissant, c'est l'unité qui se dégage malgré son éternel refus du genre, juste après Solaris où il réinvente la science-fiction (ou montre qu'elle n'existe jamais vraiment).


Sources : Le Temps scellé (Tartovski, 1985) et https://www.youtube.com/watch?v=hA-q43IDML8, https://www.dvdclassik.com/critique/le-miroir-tarkovski

chloether
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le 26 mars 2025

Modifiée

le 26 mars 2025

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