Rire de peur d'en pleurer
Le Moment et la manière. Un énième film sur l’euthanasie et les débats qui en découlent ? Si le treizième film d’Anne Kunvari, réalisatrice de documentaires engagés, prend en charge le sujet, il le dépasse largement. Anne Matalon est atteinte d’un cancer des ovaires depuis quatorze ans, dont elle sait qu’elle ne guérira plus. Anne Kunvari, son amie depuis 20 ans, décide alors de la filmer. Le but initial n’est pas de donner à voir la manière dont on traverse un cancer, mais celle dont on vit avec une maladie chronique.
Seulement, son cancer s’emballe et change la donne. « Nous avons commencé le tournage au printemps. Au début de l’été, tu es morte », annonce la voix d’Anne Kunvari en off, sur les images de son amie se maquillant de dos, face à son miroir. Cette phrase très simple, prononcée dès le début du film, pose d’emblée ses véritables enjeux.
Dès cet instant, le spectateur en sait plus que ceux qui apparaissent à l’écran. Plus que la malade sur son sort, plus que les médecins sur l’état de sa maladie, plus que ses proches sur l’imminence de son décès. Or, la première partie du film raconte – paradoxalement – la stabilisation de son état de santé, son appréhension sereine, heureuse même, de la maladie. Une visite chez son oncologue, très confiante, lui confirme que des solutions thérapeutiques ont fait leurs preuves, et que la science en trouvera d’autres. L’expression pleine d’espoir d’Anne, son sourire au sortir de la consultation, asphyxie le spectateur d’un trop-plein de désillusion et de doute : sont-ce mensonges ? Paroles rassurantes, ou affirmations médicalement vérifiées ? Ou, tout simplement, l’expression de l’aléatoire absolu qui caractérise tout cancer ?
La trame narrative du film fonctionne ici de manière retorse. Au lieu d’être révélée à la fin du film, dans le déroulé chronologique de celui-ci – effet dramatique classique –, la mort fait d’emblée partie du récit, au même titre qu’elle imprègne le quotidien d’Anne depuis le début de la maladie. Le parti pris favorise immédiatement l’empathie devant ses calvaires quotidiens – les fils et autres proches qui font corps nuit et jour avec elle –, ses souffrances physiques et morales (indissociables pour elle), mais également sa gaieté et son espoir tenace.
Anne Matalon ne se laisse pas déborder, elle garde le sens de l’humour, l’envie de peindre, de dessiner, d’écrire. Tenant dans ses mains un roman sur la vie de Pina Bausch, elle en fait son « héroïne ». Contrairement à Anne, Pina Bausch n’a pas lutté contre un cancer dont elle se savait condamnée. Déterminée à continuer à danser jusqu’à la toute fin, elle a préféré laisser la maladie ronger son corps en faignant de l’ignorer, pour ne rien perdre des derniers instants de sa vie. Le combat d’Anne, au contraire, est celui d’une survie, coûte que coûte, pour continuer à sentir et à créer.
Le film ne donne plus à voir le quotidien avec le cancer, mais un sinueux trajet vers la fin, et sa façon de l’appréhender. La mort commence par se cacher sournoisement, puis se manifeste sans dire son nom, à travers telle ou telle crise. Une hospitalisation considérée comme une « fausse alerte » s’avère finalement un signe avant-coureur de la fin. Cette fin qu’Anne craint durant tout le film, son « cancer qui flambe » et qui la terrasse, fait l’objet de la seconde partie du film.
C’est ici qu’entrent en jeu « le moment et la manière ». Son désir de contrôler la fin de sa vie, Anne l’exprime dès la moitié du film, montrant à son amie un prospectus sur le suicide assisté en Suisse. Seulement, se suicider demande du temps, de l’organisation, nécessite de se déplacer à Zurich pour « voir la tête de ces gens », avant de les autoriser à la laisser partir. Anne n’aura pas le temps de se rendre à Zurich. Lorsque le cancer atteint son stade le plus foudroyant, elle finit par se laisser mourir dans une maison de convalescence qu’elle n’aime pas, totalement dépossédée de ses moyens et de son pouvoir de décision.
Lors de sa dernière hospitalisation, elle doit vivre avec une sonde naso-gastrique aussi gênante que douloureuse. Les gros morceaux de scotch qui servent à la fixer masquent une partie de son visage et l’esquisse de son sourire. Il fait écho aux paroles prononcées auparavant : la sonde la démange, elle ne voulait plus jamais avoir à supporter cette prolongation douloureuse d’elle-même. La sonde devient la métaphore de cet empêchement de mourir qu’elle refuse – ou voudrait pouvoir refuser – d’avoir à supporter. Malgré l’extrême dureté du sujet, Anne Kunvari choisit d’adopter un point de vue lucide, d’une profonde humanité. Anne et son entourage abordent la maladie et la mort de manière courageuse, sans détours ni sens du drame, et les éclats de rire sont récurrents.
Difficile de sortir du film sans flancher en faveur du droit à l’euthanasie, malgré les questions éthiques qu’il suppose. Aujourd’hui, la loi Leonetti a pour vocation première de limiter l’acharnement thérapeutique. Visiblement inadapté aux conditions réelles d’une fin de vie pour des malades atteints d’une maladie incurable, le texte permet aux patients d’exprimer leur volonté, mais c’est au médecin exclusivement que revient la décision finale. Dans des services hospitaliers généralement surchargés, la gestion de l’urgence ne laisse généralement pas le temps au dialogue, afin que soit sereinement abordée la question de la sédation terminale. Ne pas suffisamment être à l’écoute des plus concernés, ne pas prendre en compte leur volonté de ne plus avoir à souffrir, donne lieu à des agonies jugées intolérables. Le film lui, donne toute sa place à la parole des seules personnes véritablement exposées à cette loi, à travers l’expérience d’Anne, et prend le parti de la révision de ce texte. En juin 2014, François Hollande a demandé aux députés Jean Leonetti et Alain Claeys de rédiger un « texte consensuel » sur la fin de vie et les modifications à apporter à la loi actuelle. Le rapport doit être rendu au plus tard le 1er décembre 2014. Espérons qu’il ne permette plus à des malades de vivre la même dépossession de soi qu’a dû subir Anne Matalon face à la mort.
Le documentaire, parce qu’il emploie le ton juste, est forcément bouleversant. Humain et engagé, il nous rappelle à l’impératif de jouissance qui nous incombe, lorsque l’on peut encore vivre et souffrir de manière raisonnable.