Parfois, le contexte dans lequel Cannes propose à ses festivaliers de voir un film s’avère très bénéfique à celui-ci. La virginité, la présomption de qualité, l’espérance sans a priori de découvrir, de participer à quelque chose d’important dans le monde du cinéma. La séance de 8h30, elle se mérite : elle nécessite de daigner régler son réveil pour 6h30 et de faire à la fraîche la queue en se faisant dépasser par les badges des mieux nantis qui peuvent se payer le luxe d’arriver 10 minutes avant la projo.
L’accumulation des frustrations s’annule facilement lorsque les rideaux s’ouvrent, laissant apparaître l’écran sur lequel, pour la première fois de son histoire, un film sera projeté. Panel test, nous somme le premier maillon de la chaîne dite du public, vierge de tout soupçon.
Il planait autour de Clouds of Sils Maria bon nombre d’incertitudes, et de ce fait la file d’attente était remplie, malgré la fatigue s’étant accumulée et la mauvaise place qu’occupait le film dans le programme des séances (dernier jour) : il s’agirait d’une guéguerre d’actrices, il y aurait Juliette Binoche, Kristen Stewart et Chloe Grace Moretz. Assayas réaliserait. Le post-it sur lequel tenaient les certitudes s’inscrivait fastoche dans un A3 d’incertitudes, de supputations, de fantasmes divers et variés.
Pour beaucoup de films, cette incertitude tient une dizaine de secondes, le temps d’un premier plan donnant le ton. Pas ici. Vous raconter l’histoire de Clouds of Sils Maria m’est en effet complètement impossible. Il s’agit en effet d’actrices, de théâtre, d’agents, de De Palma, de Polanski… Il s’agit de nombreuses lectures, d’un scénario des plus subtiles dénotant d’une intelligence d’écriture dont Assayas est coutumier, mais poussée ici à l’extrême.
Clouds of Sils Maria est avant toutes choses, puisqu’il apparaît difficile d’en définir la forme, une déclaration d’amour d’Assayas à Binoche. De tous les plans, elle est montrée ici – malgré les défauts de son personnage, et là est certainement le paradoxe le plus intéressant du film – comme une actrice rare, ayant traversé les âges avec une intelligence peu commune.
« On ne croit pas en l’internet », explique son personnage à son agent Kristen Stewart (l’héroïne de Twilight, excellente ici) durant tout le premier chapitre, avec un dédain certain. Ce même dédain qui la fait s’amuser devant les minauderies de la relève, dont le personnage interprêté par Chloe Grace Moretz se fait étendard. Une jeunesse qui joue plus avec les médias, qui joue plus, tout court. Facebook, Twitter, Instagram sont bien loin d’être ses préoccupations majeures. Ancrée dans un passé révolu, s’attachant à l’acting d’antan, à tisser une carrière propre, elle est l’inverse même de Binoche, et la mise en abime mensongère fonctionne parfaitement, Assayas tirant la quintessence de son actrice – en route vers un prix ?
Celle qui lui donnera la réplique (Chloe Grace Moretz), à l’intérieur de la pièce dans le film (puisque je vous dis que c’est compliqué…) revêt toutes les caractéristiques des actrices 2.0 : odieuse à l’écran, calculatrice en dehors, elle enchaîne interviews et films en se construisant un personnage entier, utilisable par les réalisateurs intéressés, et facile à appréhender pour les nombreux fans « pré-ados », comme ils sont caractérisés avec dédain dans le film par Binoche, engueulée par Stewart via des répliques pas anodines du tout (la demoiselle est l’une des personnalités les plus recherchées au monde sur Twitter, Google et consorts).
De la même manière, l’enfant star d’Hollywood héroïne de Kick Ass amène une distance à son personnage. Elle surjoue beaucoup, comme si c’était l’actrice Chloe Grace Moretz qui répétait devant nos yeux son caricatural rôle (odieuse à l’antenne, curieuse en vrai).
Le scénario fonctionne sur ces distanciations que le spectateur parvient à prendre avec les personnages : les acteurs sont-ils en train de jouer ? De répéter ? Sont-ils seulement conscients de jouer ? Passionnant, d’ailleurs, d’ensuite être confrontés au détour d’une scène final à une vraie scène de cinéma dans la veine De Palmienne lorsque la « vraie nature » des actrices se révèle au grand jour.
Clouds of Sils Maria, c’est l’histoire d’une mutation, celle du métier d’actrice.
Si l’on peut reprocher une chose au film, c’est certainement d’être au premier abord assez rude, de sembler se mériter. Bizarre, d’ailleurs, de placer celui-ci, nécessitant une attention de tous les plans en fin de festival, lorsque même les plus valeureux festivaliers ont des cernes sous les yeux. Assayas n’oublie néanmoins pas d’apporter un peu de rock à son récit à l’aide d’une BO comme d’hab au top – et pas trop intrusive, pour une fois, ceci étant le gros défaut des films de ce Cannes 2014 – et de petites saillies humoristiques disposées intelligemment çà et là comme pour redonner une tape sur l’épaule au courageux festivalier.
Festivalier qui, aussi admirateur du film soit-il, se ruera dans les salles obscures dès la sortie du film, impatient d’en savoir encore plus – persuadé d’être sûrement passé à côté de certaines choses – sur ce beau trio d’actrices.