Carton sur les éponges, razzia sur les langoustes, pêche à la dynamite, propulseur-tortue, zigouillage de cachalot au harpon ou carrément avec l’hélice de la Calypso, massacre de requins, doublage ridicule, anthropomorphisme à tout va, plongée jusqu’à l’ivresse... Presque chaque scène nous semble aberrante, pour nous les enfants du XXIe siècle élevés à coup de trou dans la couche d’ozone, de disparition du panda, de tri sélectif, d’écotaxe... Pardon, je m’égare. Deux approches alors, pour qui regarde ce film de nos jours.


Premièrement, la plus épidermique: refus en bloc, choc. Comment peut-on se targuer d’être l’un des chantres d’une pensée écologique balbutiante alors que l’on fait découvrir au grand public que «tous les marins du monde détestent les requins»? Chaque scène est une nouvelle preuve de domination de ces hommes, qui ont d’autant plus de pouvoir que le tampon «scientifique» semble leur donner tous les droits, en particulier celui de dynamiter les récifs. Mais attention, «la pêche commerciale à la dynamite est un acte de vandalisme»...


Mais «autres temps autres moeurs»! Il est trop facile de juger avec nos yeux traumatisés par Nicolas Hulot et Yann Arthus Bertrand. Et puis quelle hypocrisie! Parmi les pauvres âmes troublées par le traitement réservé aux langoustes ou des requins, combien se soucient des veaux, vaches, cochons qu’ils consomment pourtant régulièrement? Le travail de vulgarisation opéré par Cousteau et son équipe est remarquable, et l’impact de ce film auprès du grand public n’est pas négligeable. Si scientifiquement les apports sont discutables, il est l’un des pionniers de la plongée sous-marine moderne, et des générations entières ont découvert les fonds marins par ses films.


Aujourd’hui, il ne faut pas regarder Le Monde du Silence pour découvrir la mer (mais je pense bien que plus personne ne le fait), les documentaires ont bien évolué, et heureusement sans doute. Mais ce film est une merveilleuse plongée dans l’histoire récente de la relation entre l’homme et son environnement. La métamorphose s’est d’ailleurs opérée du vivant même de Cousteau, qui se repentira plus tard de ces massacres.


Il partait à l’aventure, pour percer les secrets de la grande bleue, sans cacher la rudesse de la vie à bord. les vrais héros de ce film ne sont pas les poissons ou les requins, mais ces intrépides plongeurs qui bravent les dangers de la décompression, des squales, pour nous permettre de nous émerveiller des beautés sous-marines. La tâche n’est pas aisée: les conditions de vie sont difficiles sur la Calypso, les moyens sont rustiques, mais le jeu en vaut la chandelle: après une recherche fastidieuse, l’épave est découverte. Quelle splendeur, quelle majesté!


Aujourd’hui au contraire, on nous montre les richesses de notre monde en insistant sur le fait qu’elles ne sont pas à conquérir. Elles sont sont là, juste sous nos yeux (pour qui se donne la peine de filmer en full HD et au ralenti). Plus question d’affrontement entre l’homme et la nature aujourd’hui. Le rapport de force est de toutes façon bien trop inégal, quoi qu'en dise Bear Grylls.


Pour conclure, ce film me semble être une belle plongée dans le temps (pour un kid des 90’s comme moi, 1956, c’est déjà la préhistoire). Les images restent magnifiques: la «descente aux flambeaux», l’épave, la ronde des poissons autour du plongeur et de son sac de viande et bien sûr, l'hypnotisante valse avec Jojo. Palme s'or tout de même! Il permet d’apprécier le chemin parcouru, mais aussi le chemin qu’il reste à faire. Car si nous avons la sensation d’un film violent et barbare, rappelons tout de même que les menaces qui pèsent sur la biodiversité n’ont jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui.

Jifou
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le 27 oct. 2014

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