Les origines ont toujours fasciné Malick. Le regard ému qu’il pose sur la nature révèle, depuis les débuts de son œuvre, la certitude qu’il a de tenir face à lui l’une des clés de la preuve de l’existence de Dieu, face à un élément encore inviolé par l’homme, et qui le contiendrait de son immanence.
La prééminence des décors, dès Badlands, et dans la beauté parfois cruelle des Moissons du Ciel, atteste de cette vénération, et de l’appréhension d’un mystère qui pourrait, dans son silence, livrer bien des secrets. Avec La Ligne Rouge, la nature devient une terre vierge, le berceau d’une humanité qui pourrait encore receler une certaine forme d’innocence, thème largement repris dans ce Nouveau Monde.
La formidable séquence d’ouverture reprend d’ailleurs à l’image près cette immersion des indigènes dans une eau pure, avant de dévoiler, en montage alterné, l’arrivée des anglais sur leurs navires. Toute l’esthétique de Malick se concentre ici : caméra glissée, filant les mouvements sur l’eau et dans les bois, magnifiée par l’ouverture de L’Or du Rhin de Wagner, probablement l’une des plus belles compositions symphoniques pour évoquer, par volutes croissantes et entrecroisées, l’émergence d’un continent.
A l’unisson de la splendeur virginale des lieux, Malick trouve dans la figure de Pocahontas (jamais nommée, par ailleurs, si ce n’est pas le nom de baptême qu’on lui donnera à terme) l’incarnation même de la beauté. Jeune fille solaire et radieuse, elle fait de son rapport au monde un enthousiasme chorégraphié, et danse littéralement sa vie. L’actrice Q'orianka Kilcher, révélation fracassante, met tout simplement le paysage à genoux, et le fameux Capitaine Smith, qui devra composer entre la transfiguration de la voir se mouvoir et l’établissement douloureux d’une colonie pour ses comparses anglais.
La version (un peu trop) longue du film, qui frôle les trois heures, joue particulièrement de ces soubresauts et régressions du récit : des conflits avec les amérindiens aux échecs multiples d’une utopie illusoire, gangrenée par les luttes intestines et l’apprentissage de la survie, le couple suit les mêmes atermoiements, entre fusion et éloignements contraints. Malick retrouve cette autre grande énigme qu’est l’amour fou, et qui unissait déjà des amants maudits dans ses deux premiers films. Le Nouveau Monde obéit donc à une double dynamique contradictoire : celle de la désillusion de la découverte d’un nouvel Eden « loin du carcan de la vieille Europe » (même si l’hégémonie des colons se fera tout de même au détriment des natifs), associée à la révélation d’un amour à l’aura quasiment mythologique, permanence du beau dans un monde pourtant en pleine mutation, que viendra souligner la superbe et atemporelle récurrence du deuxième mouvement du concerto pour piano de Mozart.
Une partition idéale pour le cinéaste qui trouve là l’occasion de broder ses thématiques favorites, tressant musique et contemplation panthéiste, accordant tout le temps nécessaires à ces peuplades qui vivent avant l’ère du divertissement et des protocoles de la civilisation européenne, et savent occuper leur temps à une présence proprement essentielle au monde ; par le jeu, la danse, le groupe, ils donnent ainsi à voir cette harmonie perdue qui permet d’appréhender les traces qu’il pourrait rester de la création divine sur terre.
Au cœur des déchirements, l’incontournable voix off suit une trajectoire explicitement définie par Smith : “Who are you ? Whom I so faintly hear ? Who urge me ever on ? Wath voice is this that speaks within me ? Guides me toward the best ?” Présence divine, conscience, prière, qu’importe : elle est la parole de tous les protagonistes chez Malick, et se résume le plus souvent en interrogatives (quand elle ne s’enlise pas, par instants, dans une tendance à la sur-explicitations d’enjeux déjà visibles à l’image). Des questions face à l’injustice du mal et de la souffrance, l’expérience de l’absence et du deuil, qui voient converger un nouveau couple, celui de Rolfe (Bale) et Rebecca, qui tentera de définir un nouvel amour, plus mature, fondé sur le soutien mutuel et la construction d’une famille, précisément celui auquel n’auraient pu accéder les couples de Badlands et Days of Heaven. L’épilogue, dans la froide Angleterre, voit ainsi se mettre en forme la résolution au cordeau d’un triangle amoureux dans une nature en tout point contrôlée d’Hampton Court, avant que la Providence ne reprenne ses droits par une conclusion abrupte qui laisse à penser qu’on ne peut avoir l’outrecuidance de maîtriser entièrement le cours de son existence. Mais le cheminement aura été fait : de la splendeur adolescente à l’altruisme de la mère, la figure féminine aura su, où qu’elle aille, donner à voir, intact, la grâce métaphysique qui, chez Malick, habite chaque être et les terres qu’il foule.