En 1945 le Gouvernement américain d'occupation du Japon embauche 55 000 prostituées dans des bordels gérés par la Recreation and Amusement Association (ou RAA), officiellement pour offrir du réconfort aux soldats stationnés dans l'archipel et prévenir les viols qui sont alors monnaie courante, particulièrement à Okinawa. Ce système ne fonctionnera qu'un an avant que le GHQ du général MacArthur ne passe en 1946 un décret interdisant ce type de bordels, et dessine dans les principales villes du pays des zones de tolérance marquées par un trait rouge sur les cartes de l'époque (d'où leur nom 赤線 ou "ligne rouge") où la prostitution est semi-autorisée. Dans une sorte d'hypocrisie puritaine chère aux Américains, les prostituées devenaient des "employées de café" ou de restaurants et devaient officier dans un cadre légal assez flou, sans contrat de travail officiel, ce qui était pourtant la norme jusque-là au Japon où la profession était très encadrée. La conséquence fut que beaucoup de prostituées ou de femmes sans le sou se sont précipitées dans ces quartiers pour vendre leurs charmes, parfois dans des cafés, mais bien souvent dans la rue à la merci des gangs qui se développaient en parallèle dans ces secteurs qui n'étaient plus contrôlés par l'Etat.

Cette période est particulièrement féconde pour le cinéma japonais qui réalisera quelques œuvres remarquables sur le sujet : La Rue de la honte (Mizoguchi, 1956), Quand une femme monte l'escalier (Naruse, 1960), La Barrière de chair (Seijun Suzuki, 1964)... et Le Paradis de Suzaki qui fait référence à un véritable quartier de tolérance de la capitale dont l'entrée, par un pont enjambant un canal, était surmontée d'une arche où clignotaient les lettres illuminées "Suzuki Pa-ra-da-ï-su".


Le film ouvre sur un jeune couple errant sur le pont Kachidoki, un monument de Tokyo que Godzilla détruisait deux ans auparavant (mais c'est une autre histoire...). Lui, pauvre hère avec 60 yens en poche, elle dont on comprend assez vite qu'elle est sortie de la prostitution et qu'elle y replongera pour leur payer un toit pour la nuit. Un couple tragique et désemparé qui n'est pas sans rappeler ces jeunes malheureux dans Un merveilleux dimanche (Kurosawa, 1947), qui erraient dans un Tokyo en ruines où tout était déjà trop cher pour eux, un Tokyo que l'on voit ici en pleine reconstruction puisque dix ans ont passé, mais une société toujours fragile : le terme "récession" est employé plusieurs fois. Après un trajet en bus qui avalera leurs maigres économies, ils descendent à l'arrêt Suzaki et entrent dans un café installé au pied du pont qui marque l'entrée du quartier de tolérance. On devine à l'affiche en arrière-plan qui indique "recherche serveuse" que cet endroit, malgré sa patronne très avenante et sympathique, se situe dans la limite assez floue des cafés-bordels de cette période. Le jeune amant prévient sa compagne :

Si tu passes le pont, tu retrouveras l'ancien moi.

Le pont comme un point de non-retour pour toutes les femmes qui le franchissent et y laissent leur vertu, mais aussi pour leurs clients qui pour certains y perdent une fortune. Les deux amoureux vont à partir de là prendre des chemins opposés et survivre à leur manière. Lui assidu dans son nouveau travail et fidèle en amour, malgré la jeune Tama qui lui fait les yeux doux dans la boutique de soba. Elle, prête à abandonner son monde pour filer avec le premier client un peu argenté. Mais terriblement jalouse lorsqu'elle découvre l'existence de la belle Tama. Lui furieux d'apprendre qu'elle est partie vivre chez un autre homme. Tout indique le drame à venir, mais avec une brillante habileté Kawashima le fera survenir là où ne l'attend pas.


Au moment où le film est tourné (1956), une loi anti-prostitution vient d'être décrétée (elle n'entrera en application que deux ans plus tard), ajoutant à l'incertitude pour toutes les femmes qui en vivaient, dans un contexte économique particulier et une ville alors en chantier. Des thèmes qui marqueront l'œuvre.


Bonus : pour voir l'emplacement du pont vous pouvez rentrer ces coordonnées dans Google maps (le canal a été recouvert depuis par une piste cyclable) : 35.66868209436843, 139.8107166470364

Yushima
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le 27 janv. 2024

Modifiée

le 29 janv. 2024

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