Nuri Bilge Ceylan est le cinéaste des fantômes. Et dans « Le Poirier Sauvage » règne forcément un fantôme, celui du précédent film du réalisateur : « Winter Sleep », avec lequel il a remporté, en 2014, une Palme d’Or des plus incontournables. Et l’ombre de ce dernier n’a de cesse de planer sur « Le Poirier Sauvage ». D’ailleurs, la première chose nous interpellant au sein de cette œuvre, c’est son coté « gauche », notamment au niveau du cadrage. Nous avons parfois l’impression de regarder le film d’un disciple de Ceylan, car si « Winter Sleep » avait réussi à convaincre ses nobles spectateurs, c’était principalement pour sa maitrise formelle. Il serait facile alors de dire que Ceylan a perdu son pouvoir de séduction, mais la vérité semble davantage penchée vers l’idée d’un profond changement de la nature de son image. Là où « Winter Sleep » est une véritable mémoire de cinéma, « Le Poirier Sauvage » ressemble, sous ses airs de contrefaçon, à un étrange souvenir.
À travers cette démarche, le maitre turc s’invite dans le royaume de la spontanéité. On sent, en permanence, comme une forme d’improvisation : l’image ne brille guère par sa netteté, et le rythme est intuitif, servant à embellir une ambiguïté morale quasi monolithique. Nous suivons Sinan, jeune auteur de manuscrit ne trouvant pas d’éditeur, revenir dans sa ville natale : Canakkale. Un emplacement véhiculant à lui seul une forte symbolique, puisque cette province turque est également un site archéologique de la cité perdue de Troie. Sinan, est un personnage exécrable : il est hautain, opportuniste, et dédaigneux. Nous apprenons rapidement que nombre de ses amis ont rejoins les forces de l’ordre, et que si il n’arrive pas à bout de ses concours, il n’hésitera pas à faire de même. « T’as bien tapé sur les gauchistes ? » demande t-il en riant à son ami policier. Ainsi, nous ressentons à travers cet anti-Ulysse une Turquie en pleine dérive, notamment depuis le coup d’état manqué de Juillet 2016, mais aussi une ambiguïté désespérée et désespérante, consentie par l’enfermement familial et la grandeur du banal.
S’en suit nombre de séquences étonnantes, dont celle où Sinan rencontre un écrivain local dans une librairie. En convoquant la littérature comme un rêve déraciné, Ceylan s’engage dans un long-métrage éloquent provoquant mieux la dialectique que les relations humaines. Jusqu’ici, Ceylan mettait en scène la complexité de la comédie humaine à travers des œuvres volontiers monumentales et autoritaires, notamment de par leur durée. Peuplée de tunnels d’échanges véhiculant une noblesse fruitée, sa filmographie arrive ici à un point où la rhétorique romanesque devient une tentation impressionniste. Ainsi, encore une fois, difficile de reconnaître la signature du maitre, qui nous avait habitué à un formalisme plus fin. Et ce sentiment en vient à son apogée dans une scène où Sinan débat avec deux imams, tout en mangeant des pommes. Bien sûr, l’un des imams est immobiliste, et l’autre évolutionniste. Cela en devient presque systématique : la longueur domine si bien le débat que rapidement, cette conversation sur l’évolution de la religion devient stérile à travers le médium cinématographique, avant de virer à la logorrhée, traquenard que Ceylan avait toujours réussi à esquiver jusqu’alors.
En sachant que le montage a été fait par Ceylan lui-même, on tend à se dire que ses erreurs sont volontaires. Mais dans ce cas, qu’est ce qu’elles illustrent ? Une Turquie douloureuse en pleine « droitisation » ? Un processus de création piégé par l’opportunisme ? Lorsque son livre paraît, Sinan donne le premier exemplaire en main propre à sa mère, en lui dédicaçant « c’est grâce à toi, et c’est pour toi ». Il préfère donc lui clamer son amour à l’écrit plutôt qu’a l’oral, et sous ces apparences niaises, apparaît un homme emprisonné par son incompréhension de ceux qui l’entourent. Les erreurs du film sont les mêmes que celles de son héros : il se tait quand il vaut mieux parler, et parle quand il devrait se taire, se persuadant d’avoir raison. Hors, que vaut le fait d’avoir raison quand nous sommes dans l’incompréhension ?
Autant méditer à l’ombre de ce poirier sauvage, et attendant que le printemps s’endorme.
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