C'est fou comme comme j'aime les films qui ne racontent pas vers où ils vont, dont on ne sait jamais si la scène à laquelle on assiste est essentielle ou périphérique, sans que cela ne gène: il y a un plaisir instantané de chaque instant, par la grâce de dialogues tendus, de cadrages inimitables et de décors naturels saisissants.
C'est fou comme j'aime ce portrait d'un jeune adulte qui se cogne la tête sur tout ce qui représente une forme d'ordre établi, en se confrontant systématiquement à chacune de ses bornes (le maire, l'industriel, l'artiste, l'imam, les parents) sans comprendre -ou alors très vaguement- aucunes des leçons qui lui sont à chaque fois prodiguées, puisque, c'est bien le drame de l'humanité depuis ses origines, rien d'essentiel ne se transmet jamais par les conseils, mais plutôt par l'expérience propre. Ce qui permet au monde de retomber sans cesse et sereinement dans les mêmes travers (avec plus ou moins d'intensité).
C'est fou aussi comme j'aime la façon dont le film montre le mur que l'on se prend dans la figure lorsque vient l'âge de confronter ses rêves à la brutalité d'un monde qui ne nous a pas attendu pour déployer ses trésors d'implacabilité. Lorsqu'on ne fait pas partie des 0,001% de l'espèce humaine capable d'imprimer sa marque sur la course de ce monde (quelques industriels et affairistes, de plus rares politiques, une poignée de militaires chanceux, et quand même, beaucoup d'artistes), vient invariablement la question de son adaptation à son environnement. Que cet ajustement se fasse avec panache ou résignation, avec recul ou que l'on l'embrasse de tout son âme, l'essentiel tient dans cette acceptation. Le moment clef de toute vie.
C'est fou, enfin, comme j'aime ce rapport d'un fils à ses deux parents dont il méprise les choix passés, sans encore comprendre -comme il ne va pas tarder à le faire- que, le plus souvent, on mène sa vie par défaut. Quand l'essentiel de nos vies se transforment en tours de scrutins: on sait d'abord ce que l'on refuse viscéralement avant d'éventuellement savoir ce que l'on souhaite profondément. Et c'est en ce sens le très bel aveu de la mère qui explique à son fils incrédule que si c'était à refaire, elle épouserait a nouveau son père, malgré tout: face à toutes les alternatives qui se présentaient à elle à ce moment-là, cette décision particulière reste à ses yeux la meilleure.
Parce que Sinan ne voit à ce moment-là qu'une chose: l'option qui a été choisie, et pas toutes celles qui ont été rejetées.
C'est fou comme j'aime surtout cette fin ou le fils comprend sans doute que l'objet de ses plus grands reproches, de sa plus grande hargne, qui lui a fait commettre quelques basses coupables, ne méritait pas autant de mépris. Le service militaire a entretemps constitué un de ses premiers non-choix fondateurs, que pourront à leur tour lui reprocher ses possibles futurs enfants. Il est alors temps pour lui de sortir enfin de sa vision auto-centrée, comprendre les autres sans dédain ni surplomb, et peut-être à son tour faire littéralement son propre trou dans ce monde pour se donner le possibilité de devenir un jour, réellement, écrivain.