Le pont en question se trouve en Thaïlande. Il a été construit sous les ordres de l'armée japonaise pour une ligne de chemin de fer servant aux efforts de guerre. Long de 415 km, il fut coûteux en vies humaines, celles de soldats 'alliés' captifs pendant la seconde guerre mondiale. La zone la plus dangereuse se situait à la rivière Kwae Yai. Pierre Boulle situe ici son roman (1952), porté à l'écran par David Lean peu après (1957), pour une des superproductions aux décors monumentaux et/ou exotiques marquant la dernière période de sa carrière, celle où il signe notamment Lawrence d'Arabie et La fille de Ryan.


La valeur et l'originalité du film tiennent à son dépassement du genre. Il est davantage un drame psychologique, en tout cas une peinture morale, dans un contexte historique (biaisé ou pris comme cadre, comme souvent avec Lean) ; qu'un film 'de guerre'. Face à ce genre, Le pont dénote fortement, surtout pour ce qui se produisait à l'époque : pas d’héroïsme, un choc contrariant des valeurs plutôt qu'un idéalisme unilatéral, pas de manichéisme ou de message positif. Et l'action compte moins que les personnages. La tension repose sur le face-à-face des deux colonels, leurs activismes respectifs et leur chantier commun.


Parce qu'ils ont le même caractère, les mêmes élans de fond, ils finissent par se rejoindre et liguer leurs efforts, bien qu'ils demeurent des ennemis objectifs. Cependant chacun tire parti de la construction du pont, pour ses intérêts vitaux, pour des nécessités sociales et enfin, surtout (!) pour des motifs plus abstraits. Le colonel japonais (Saito) apparaît plus pratique et réaliste, sachant tenir compte des données du contexte, avec également une implication directe, ardente ; tout aussi dur et impérieux, Nicholson l'anglais est victime de sa raideur. Son engagement apparaît naïf, presque délirant tant l'anglais (se dressant en gardien du « raisonnable ») se prive de perceptions plus fines ou de qualités d'adaptation.


Il est prêt à s'aliéner et même à mourir pour des questions de principe, en les faisant triompher d'une manière bien ironique et probablement sans impact ; il est accroché aux règles et assujetti par elles ; en même temps, elles canalisent positivement son énergie et sa puissance d'action. Nicholson déclenche des sentiments contradictoires ; son attitude est admirable mais un peu grotesque ; il met de l'ordre et de la clarté là où il ne devrait y avoir que déliquescence, en mobilisant ses hommes pour bâtir ce pont ; ce sera l'oeuvre de sa communauté. C'est ainsi qu'ils resteront des soldats et éviteront « le sentiment d'être des esclaves ».


Néanmoins la foi ne fait pas tout, ni les principes artificiels. Nicholson ne comprend sincèrement pas que l'armée japonaise ne respecte pas scrupuleusement les accords de Genève. Ce qui appartient à l'Humanité est sous le sceau du 'limpide' et de la Loi ; ce qui y déroge est inadmissible et, croit-il, s'exclue de lui-même. Nicholson néglige ainsi la pure force et finalement autant quelques lois 'naturelles' que les déductions logiques les plus élémentaires ou stratégiques (le flegme actif qui y est corrélé scandalise Saito) ; il se voit en émissaire de la Civilisation alors que ses armes 'rationnelles' et légales ne lui permettent la maîtrise ni dans les faits ni dans les cœurs, tout juste dans les rapports officiels.


Et finalement il se trouve rattrapé par ces rapports de force que tout son génie et sa vertu ont finis par occulter, trop focalisés sur l'oeuvre à accomplir et les serments artificiels. Son propre camp (en adéquation avec la mission globale des légions britanniques et alliées) anéantira le fruit de ses efforts, mettant en échec les adversaires nippons ; la victoire de la « civilisation » tant louée passe par des sacrifices autrement efficaces et surtout appropriés, c'est-à-dire également plus triviaux, tendus vers des intérêts concrets plus que des aspirations autonomes des enjeux socio-politiques. Lors du dénouement, Nicholson croit peut-être, à tort, que « la civilisation » comme perspective finale ne concernait que lui ; pour les autres, elle est un prétexte ou un fantôme au pire, un but violé et corrompu au mieux.


Le pont de la rivière Kwai est donc une œuvre fine sur les ambiguïtés leurrant la volonté et l'engagement, sur les mirages de l'idéalisme et de l'optimisme historique, voir de la collaboration vertueuse ; puis, de manière plus absolue, sur les écueils guettant les visionnaires ayant décidé de se passer d'une trop large partie de la réalité qu'ils entendent dominer. Le film est dense quoiqu'avec quelques longueurs superflues, les dialogues riches et adroits, les décors de la jungle sri lankaise sont forcément magnifiques. Dans la carrière de Lean c'est l'un de ses plus 'blockbusters' sans être un des meilleurs ; Brève rencontre est plus profond et sans graisses ni flottements, Lawrence est indépassable.


https://zogarok.wordpress.com/2015/06/13/le-pont-de-la-riviere-kwai/

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le 13 juin 2015

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