Archétype du grand film de guerre, sous la houlette d’un David Lean qui inaugure le cycle de ses superproductions fleuves (suivront Lawrence d’Arabie et Docteur Jivago), Le Pont de la rivière Kwaï peut faire l’objet de certains malentendus.
La mélodie légendaire qui le caractérise en est tout à fait représentative : guillerette, fleurant bon la collectivité de garnison et l’ambiance festive, elle est en réalité, dans le film, à double tranchant : c’est l’affirmation d’un corps qui fait bloc, celui des soldats britanniques prisonniers par les japonais dans un camp de Birmanie, mais aussi et surtout un air sifflé en contrepoint ironique de tout ce que la situation a de dramatique et d’humiliant. La reprise, lors de la longue procession, par un orchestre qui donne des tonalités circassiennes à la mélodie, ainsi que l’air final sur une situation chaotique en dit long de cette malice un peu amère dans l’usage de la musique.
Archétypal du film de prisonniers en temps de guerre, Le Pont de la Rivière Kwaï va, durant près de trois heures, créer cette bulle presque hors du temps et de l’espace, dans laquelle le conflit reste dans les esprits, mais s’aménage au gré de circonstances contraignantes. David Lean insiste particulièrement pour rattacher les protagonistes à leur nation, et en faire des grands hommes d’honneur : le colonel Nicholson d’un côté, (Alex Guinness, anglais jusque dans ses gouttes de sueur), épris de code et ne faiblissant jamais devant l’oppresseur, et le colonel Saïto, un brin plus caricatural, qui devra faire des concessions pour obtenir ce qu’il exige de lui. La guerre se résume ici à deux hommes et deux cultures, dont l’affrontement pourrait s’avérer stérile s’il ne débouchait sur une collaboration singulière. S’ajoute la figure de l’Américain, roublard et un brin cynique, lui aussi typique, et qui va prendre une part intéressante (mais distante) dans ce duo.
Le film s’embarrasse de quelques maladresses, qu’on peut probablement attribuer au manque d’expérience de Lean sur le format des récits fleuve. L’exotisme de la jungle, une vision un peu caricaturale des cultures, et une présence féminine assez plaquée confèrent quelques longueurs à l’ensemble.
Mais c’est dans son dernier quart que le récit va gagner en intensité.
La question posée, celle de la rigueur et du code de l’honneur du colonel britannique, renvoie aux excès des personnages cornéliens. Puisqu’il l’a emporté dans ses exigences et qu’il donne des leçons d’ingénierie à l’oppresseur, Nicholson en vient à bâtir un ouvrage – le fameux pont éponyme – avec une ferveur qui pourrait passer pour de la collaboration.
Ce projet, qui fait converger trois forces antagonistes (le Japonais au service de sa nation, l’Anglais de sa grandeur, l’Américain missionné pour saboter l’édifice) devient une obsession à grande échelle, qui fédère l’espace et le temps, par la synchronisation nécessaire avec le premier passage du train. Cette matérialisation des enjeux dramatiques et psychologiques donne une très forte intensité à tout le final, sur cette rivière trop basse, devenue la scène d’un théâtre où les consciences se réveillent. Sur le pont, l’épique, au sol, l’humain qui se sacrifie pour lui. Alors qu’en arrière-plan, les hommes se laissent aller au divertissement (le spectacle et le travestissement en femmes, clin d’œil émouvant à La Grande Illusion), le médecin Clitpon fait office de coryphée : Madness, répétera-t-il trois fois, en guise d’épilogue à ce récit qui, dans ses dernières lueurs, sublime le grand spectacle pour atteindre les tourments bien plus dévastateurs de la tragédie humaine.
(7.5/10)