Les décennies passent et Spielberg, bientôt septuagénaire, doit désormais pleinement assumer sa place de patriarche. Il est loin, le temps des bricolages de génie à la Duel ou Jaws : il s’agit, depuis plusieurs années et autant de films, de conduire cette double trajectoire entre blockbusters et classicisme historique, alternance entre Tintin et Lincoln.


Le Pont des Espions était doté d’une bande annonce suffisamment formatée pour me faire renoncer à le voir en salle : tous les ingrédients de le la lourdeur inhérente au produit de grande consommation yankee s’y trouvait concentré, du faciès mi-patriarche mi-chien battu de Hanks à la musique patriotique, en passant par une intrigue cousue de fil blanc (le gentil avocat en assurance devenu héros national et discret) et un background de circonstance (maman en tablier et fifille qui pleure devant les explosions nucléaires).


Tout cela irrigue bien entendu le film, et reprend surtout ses droit dans les dix dernières minutes, assez insupportables, et sur lesquelles on fermera les yeux (ce didactisme, ce faux suspense, ce retour à la maison, la télévision et le retour avec les lecteurs de journal dans le métro pour bien refermer la boucle…) pour se concentrer sur tout ce qui fait sa réussite.


Le Pont des espions met presque une heure à parvenir au pitch qu’il nous avait annoncé, et c’est là la sa grande force. Toute la première partie, concentrée sur la défense de l’espion par l’avocat d’assurance, est aussi fine qu’efficace. Subtile dans le débat qu’elle instaure sur les idéaux d’un homme de loi résolu à offrir à l’ennemi public N°1 un procès en bonne et due forme, et les institutions partiales face à lui, de l’audience à la CIA en passant par le juge lui-même. Cette façon de destituer discrètement l’Amérique, de montrer comment l’hystérie collective d’une nation aux abois peut l’amener à se désavouer dans ses principes les plus fondamentaux est bien entendu d’une actualité universelle : c’est le Patriot act, la partialité de Fox News tout comme notre Etat d’Urgence. Dans Lincoln, déjà, Spielberg insistait sur l’héroïsme d’un homme qui ne représentait pas la majorité dans son propre camp, et révélait par-là les zones d’ombres de cette Amérique qui aime tant vendre son modèle.


En écrin à ce débat passionnant, Spielberg met en place une esthétique de la reconstitution flamboyante qui ne cesse de s’exhiber comme telle. Des rues initiales de Brooklyn à la pluie battante, de la neige berlinoise au splendide travelling le long du Mur en pleine construction, le cinéaste s’offre cadre glamour et classique qui contribue au plaisir du divertissement sans nier les enjeux discursifs, de la même façon que l’humour, savamment saupoudré, achève de monter un édifice parfaitement stable.


Bien sûr, le protagoniste restera le héros infaillible et dénué de toute part d’ombre, et son insistance pour faire plier la CIA à récupérer un jeune étudiant de l’âge de sa fille peut faire sourire – ou irriter. Mais cela est rapidement occulté par les enjeux bien plus fertiles de ce triple échange, faisant entrer dans la partie la RDA et ses intérêts contradictoires, pour un jeu d’échec mené avec fluidité et malice : entre ce qu’on ne dit pas, ce qu’on veut faire savoir et ce qu’on ignore, les négociations prennent une tournure où la tension ne faiblit presque jamais.


Embrasser l’Histoire réussit donc à Spielberg : en combinant le rythme du film d’espionnage, le chic de la reconstitution et le fond d’un débat patriotique qui n’a pas fini de nous hanter, il parvient à la synthèse efficace qu’on est en droit d’attendre d’un film grand public.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Politique, Historique, Guerre et Espionnage

Créée

le 27 janv. 2016

Critique lue 2.5K fois

88 j'aime

6 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.5K fois

88
6

D'autres avis sur Le Pont des espions

Le Pont des espions
guyness
6

L'Allemagne déleste

Il y a en fait deux films dans ce Pont des Espions, et le plus réussi des deux n'est pas celui auquel on pourrait penser. La première partie est, de fait, bien mieux qu'une simple mise en place...

le 9 févr. 2016

58 j'aime

24

Le Pont des espions
Docteur_Jivago
6

Bons baisers de Berlin

C'est toujours un petit évènement la sortie d'un film de Steven Spielberg, malgré un enchaînement de déceptions depuis une petite dizaine d'années (La Guerre des Mondes est à mes yeux son dernier...

le 31 déc. 2015

55 j'aime

20

Le Pont des espions
blig
9

L'espion qui venait du Droit

Un nouveau film de Steven Spielberg est toujours un évènement en soi. Quand en plus il met en scène Tom Hanks au cœur de l’échiquier de la Guerre Froide sur un scénario des frères Coen, c'est Noël...

Par

le 4 déc. 2015

53 j'aime

12

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

716 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53