Le pont des soupirs
Le pont des soupirs

Court-métrage de Jean-Luc Godard (2014)

Analyse de "Faux tographe" et "Tragédie de l'image"

Le pont des soupirs est un assemblage de trois court-métrages. Cette critique, qui est ma première, se concentrera uniquement sur les deux derniers cartons : "Faux tographe" et "Tragédie de l'image". Plus qu'une critique il s'agira ici d'analyser ce que Godard cherche à nous montrer. Cet article est le résultat de mes investigations sur le court-métrage. Par conséquent, il ne s'agit que de mon point de vue avec ses défauts, ses biais, ses surinterprétations. Bonne lecture !

"Faux tographe", archi faux.

Godard aime jouer avec ses titres, celui-ci semble nous montrer la mésestime qu'il porte aux photographes modernes et notamment on le verra aux reporters de guerre, qui pourraient avoir dévoyé le métier de photographe comme Godard l'entendrait.

Ce postulat se superpose en fond sonore à une citation du livre Quatre-vingt-treize de Victor Hugo :

"Tant qu'il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aura des gredins qui assassinent."

Je n'ai pas pu retrouver la citation dans l'ouvrage, je me garde donc d'analyser cette partie.

"On est là pour faire des photos, on reste à sa place."

Le photographe devrait selon l'auteur de cette phrase ne pas interférer avec son environnement et rester dans son rôle d'observateur, on imagine en situation de conflit armé comme le relatent les images. A l'écran, cette citation est illustrée par deux clichés : la vidéo d'une route prise depuis un bus (?) qui pourrait nous montrer la distance, la hauteur qui sépare le photographe de son environnement. Puis un photographe au regard placide entrain de prendre une photo, son œil est rouge, comme ensanglanté.

"La langue française, toujours soucieuse du sens des mots, utilisa le terme d'objectif pour désigner les yeux de l'appareil présenté par Daguerre à l'académie, et ce, dès sa mise sur le marché."

Godard pourrait par ce parallèle sémantique condamner l'objectif, la volonté du photographe de tirer profit de situation dramatiques par la commercialisation de ses clichés.

"Alors la honte, autant que le choc, accompagnera vite le regard, porté sur [...], saisi de près."

Cette affirmation pourrait faire référence au sensationnalisme lié à ce genre de photographies.

La fin de cette dernière phrase est chevauchée au son par une chanson de Paco Ibanez :

"Te sentirás acorralada, te sentirás, perdida o sola; tal vez querrás no haber nacido, no haber nacido. Pero tú siempre acuérdate; de lo que un día yo escribí; pensando en ti, pensando en ti" Traduction : Tu te sentiras coincé, tu te sentiras perdu ou seul ; Peut-être que tu voudras ne pas être né, ne pas être né. Mais tu te souviendras toujours; de ce que j'ai écrit un jour; en pensant à toi, en pensant à toi.

Deux images retiennent l'attention pendant la chanson : la première est celle d'une femme noire, morte (?), prise en photo par une dizaine de photographes probablement occidentaux. Ils ne l'aident pas, ils "restent à leur place." et semblent appliqués à prendre leurs plus beaux clichés. On voit ici encore une critique de la passivité du photographe face à son environnement.

La seconde met à l'image un jeune enfant noir, squelettique, replié sur lui-même et observé par un charognard qui le fixe. Un parallèle peut ici être fait entre le vautour et le photographe évidemment mais aussi entre l'œil du vautour et l'œil de l'appareil photo : l'objectif.

Apparait alors le carton :

"Tragédie de l'image"

"Alors pas payer, pas payer, pas payer, pas payer, pas payer" etc.

A l'image, un homme mort est allongé, la vidéo est découpée en plusieurs images fixes (frames) se déroulant au rythme des "pas payer", comme pour dire qu'il ne payera aucune de ces images.

Godard était contre le droit d'auteur : "Un auteur n’a aucun droit. Je n’ai aucun droit. Je n’ai que des devoirs [...] Il n’y a pas de propriété intellectuelle." Il refuse donc de se soumettre à ce droit d'auteur en ne payant pas les images qu'il utilise notamment dans ses nombreux collages.

"Il y aura donc deux objectifs : à l’extérieur, de la matière. A l’intérieur, de l’esprit. Mettons les choses en examen. : Que s’est-il donc passé ?"

"Payer (ou payé ?) peut-être pour mourir mais non pas pour figurer sur la photo, ou, parfois une poignée de main. Que s’est il donc passé ? Que s'est-il donc passé ?"

Payer le photographe pour mourir ? Payer peut-être pour mettre fin à l'agonie ? Mais pas payé par le photographe pour figurer sur la photo qu'il exploite sans rien donner en retour ? Godard soulignerait une fois de plus l'immoralité du reporter de guerre, qui n'accorde rien ou presque au sujet photographié qui pourtant lui donne tout, malgré lui.

A l'image, un moment mérite qu'on s'y attarde : un homme tir un coup de fusil puis un photographe prend un cliché. Le son du tir et de l'appareil photo sont semblables. Le tireur et le photographe au moment de presser la détente tiennent une position similaire.

"L’esprit a emprunté à la matière des perceptions dont il a fait nourriture."

Il s'agit d'une citation d'Henri Bergson dans Matière et mémoire, qui m'échappe encore malheureusement. Je pourrais seulement supposer que l'esprit (le photographe) a emprunté à la matière (le sujet photographié) des perceptions (la photographie) dont il a fait nourriture (le profit). Mais il ne me semble pas que ce soit là le sujet abordé par Godard et Bergson.

"De fait, on a construit un pont, un fait capital, Capitale."

Un pont entre le photographe et le fruit de ses clichés, qui passerait au-dessus du sujet photographié, comme le montrent les cercueils passant sous le pont dans le dernier plan du court-métrage ? Un fait capital, au sens du capitalisme ?

"On a construit un pont entre l'esprit et la matière. Mais souvenons-nous : un fait est autant ce qui se fait que ce qui ne se fait pas."

Par dessus cette phrase, une jeune femme parle : "Ce dont je me souviens que je me disais mais pourquoi ils restent là pourquoi ils me prennent en photo pourquoi ils ne m'aident pas."

"Et les reporters de guerre étant assez peu dans l’esprit, la matière ne sera donc pas payée de retour. Le pont à moitié construit, on en restera là."

Godard ne respectera pas le droit d'auteur qu'exercent les reporters de guerre, il ne payera pas leurs clichés. L'esprit aura bien emprunté des perceptions à la matière, mais il n'en fera pas nourriture car Godard ne payera pas le photographe. Le pont à moitié construit : le reporter de guerre souhaite tirer profit du sujet photographié, mais Godard ne payera pas, le pont ne sera donc construit qu'à moitié.

A l'image, l'une des deux parties du pont se retire. Une femme morte est du côté du pont qui s'abaisse, ses cheveux dépassent sur l'autre partie et glissent lentement en reculant avant de la rejoindre en bas. Puis un soupir.

Le dernier plan est animé. Le pont est symbolisé par deux mains qui s'entrelacent. Sous le pont de nombreux cercueils dérivent au gré du courant, accompagnés par une musique inquiétante.

N'hésitez pas à réagir à cette critique, il existe peu d'analyses du Pont des soupirs sur internet, si vous avez d'autres points de vue écrivez-les dans la section commentaires.

Saint-Godard
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le 2 juil. 2023

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