La légende prétend que ce film serait né à la suite d’un défi entre Hawks et Hemingway, le premier voulant prouver au second qu’il pouvait faire un film à partir de n’importe lequel de ses récits. Il lui aurait proposé son plus mauvais, « cette chose informe qui s'appelle To Have or Have Not ».
Force est de reconnaitre que le récit reste un élément très secondaire du charme prodigué par ce film : vague histoire d’espionnage sur décor caribéen, elle évoque en second plan l’occupation française et oppose des Résistants à la police de Vichy qui vont croiser la route du briscard Bogart, qui, fidèle à son personnage déjà bien trempé, expliquera dans un premier temps ne les aider que par attrait pour l’argent, avec des phrases aussi définitives que « You save France, I wanna save my boat ».
Le Port de l’angoisse est un film qui sait toujours où piocher pour déployer son charme. C’est, d’abord, un décor à l’exotisme facile, où les sorties en mer ponctuent la vie des tripots dans lesquels, forcément, une superbe créature va pousser la chansonnette et fédérer tous les regards mâles alentours. C’est ensuite la création de types, une spécialité de Hawks : la blonde, son antagoniste la brune, le cynique au grand cœur, et, surtout, le sidekick au charme impayable, incarné par l’inévitable Walter Brennan, qu’on retrouvera dans Red River ou Rio Bravo.
Bien évidemment, dans la tourmente des gangsters locaux et des vagues enjeux internationaux, ce qui prime se joue au niveau du couple central : parce que le film est avant tout une romance qui joue de la codification du film noir pour faire des tourtereaux des blocs de marbre à la répartie cinglante, version hard boiled de la screwball comedy ; on s’embrasse entre deux provocations, et l’on s’arrange pour toujours tancer l’autre, aidé en cela par un jeu de lumière particulièrement outré. Si le film a acquis ce statut qui dépasse largement sa qualité intrinsèque, c’est surtout grâce à l’acte de naissance de Lauren Bacall, qui fait ici ses premiers pas, à 19 ans face à un Bogart de 25 ans son aîné. Son fameux regard, brusquement levé vers son interlocuteur à chaque réplique, provient en réalité de sa terreur face à la caméra. La jeune fille rend sa voix plus grave, et crée un personnage qui charmera autant les spectateurs que son partenaire à l’écran avec lequel elle formera un des couples mythiques d’Hollywood.
Une autre légende supplante donc celle du récit : où quand l’usine à rêve assure le service après-vente de la fiction, promotion idéale pour faire retourner les spectateurs dans les salles au prochain chapitre de la vie du couple à la ville…Ce sera Le Grand Sommeil, l’année suivante.