Dans la quasi-totalité des films de Welles, les rapprochements entre la trajectoire du cinéaste et ce qu’il donne à voir sont évidents, et Le Procès ne fait pas exception : film de commande, auteur presque imposé à Welles qui aurait préféré mettre en image une histoire de son cru, vaste bricolage en terme de décors et de casting, cet opus avait tout pour rejoindre la cohorte des projets inachevés du maître, mais finit par voir le jour.
De Kafka, Welles parvient à restituer l’étrange singularité : un récit tout d’abord satirique, galerie de personnages au ridicule de haut vol, avant de grincer de façon croissante vers une tragédie implacable. Les hommes abusent de leur pouvoir, les femmes s’adaptent et rivalisent de malice pour tirer leur épingle du jeu par de viles manipulations. Perkins avance, attend, dans une procédure que nul ne comprend vraiment, et dont la simple finalité est formelle : on parle du dossier, de la défense, des formulaires et des rapports, jamais du fond. La société déshumanisée n’est qu’une vaste bouffonnerie, aussi ravageuse dans le rire qu’elle provoque que les individus qu’elle broie. Une fois encore, l’influence de Welles sur les grands cinéastes à venir sera déterminante : du Godard d’Alphaville à Scorsese et son After Hours ou le Brazil de Gilliam, tous lui sont redevables.
Welles connait désormais sa façon de travailler : le melting pot est inscrit dans son process. C’est d’abord un casting international, qui ajoute une curieuse dimension universelle à cette dystopie qui semble vaguement se dérouler dans un pays de l’Est sans qu’il ne soit jamais nommé. Les accents varient, les costumes aussi, et toute l’esthétique va jouer de cette variation. L’absurde provient aussi de ce collage, notamment par l’usage de la musique, sectionnée au montage et souvent en contrepoint des scènes qu’elle accompagne. La seule unité réelle, outre le fait qu’on suive le protagoniste K, un Perkins habité tentant de faire oublier sa performance machiavélique dans Psychose, est celle de la photographie : un noir et blanc violent, quasiment dénué de nuances de gris. Welles a eu recours à des filtres rouges pour en accentuer le contraste, et a toujours gardé les mêmes paramètres afin de pouvoir monter les séquences dans n’importe quel ordre.
L’autre élément incontournable est évidemment celui des lieux investis. Chez Welles, expressionnisme passe par la démesure des espaces, et Kafka prête particulièrement à cette exploration. On est surpris de l’ambition de certains plans, notamment au nombre de figurants (dans les bureaux démesurés, les salles d’attente, le tribunal) qui accroissent la vision sociétale du récit. Chaque scène est, avant un échange, un lieu : la chambre à coucher de l’avocat Welles et ses bougies, l’atelier en lattes de bois de Titorelli, les friches industrielles des barres d’immeubles : autant d’espaces qui marquent la rétine comme des cauchemars inoubliables et fascinants.
Alors qu’il prévoit certains décors et qu’une fois de plus, son budget s’évapore, Welles jette son dévolu sur un lieu qu’il voit depuis sa chambre de l’hôtel Meurice à Paris : La gare d’Orsay, alors abandonnée. Il y tournera de nuit pour éviter le bruit et la lumière trop vive de sa verrière, exploitant ses débris, ses archives et son indéniable puissance graphique.
Embardée saisissante dans les terres marécageuses de l’absurde, Le Procès est un complément essentiel dans la filmographie de Welles : c’est non seulement la preuve qu’il peut encore mener un projet à son terme, mais aussi qu’il sait s’approprier d’autres géants que Shakespeare : la noirceur comique lui sied très bien, et propose un rire bien différent de celui qu’on retrouvera dans Falstaff. C’est, poussés à l’extrême, une étrangeté qu’on scrutait déjà dans La Dame de Shanghai et Arkadin, mais qui dérive ici vers un désespoir plus radical.
Il reste 20 ans de vie à Orson Welles. Et pour le public, un seul véritable long métrage à projeter. Le cauchemar, les errances et l’absurde ne règnent pas que d’un côté de sa caméra.
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