Avant de s'attaquer au remake plus connu de Grigori Tchoukhrai, petite plongée dans la version muette originale de cette romance soviétique placée sous le sceau de l'amour impossible en temps de guerre. Le cadre est posé très rapidement, sans fioriture : l'ancien Empire russe est en plein déchirement, la guerre civile bat son plein, et un petit groupe de soldats bolchéviques se retrouve encerclé par l'armée fidèle au régime tsariste. Seule solution : fuir à travers le désert du Karakorum, une option qui semble a priori n'offrir qu'une mort alternative (en l'absence de stock d'eau et de nourriture) et seulement repoussée d'un certain temps, étant données les conditions drastiques de survie dans ces contrées hostiles.
C'est dans cette région d'Asie centrale, quelque part entre les actuels Kazakhstan et Ouzbékistan, que se noue une relation bien singulière entre une tireuse d'élite de l'armée rouge et un officier blanc — ce dernier aurait dû être la 41ème victime de la snipeuse, au moment où elle le rate et où il est fait prisonnier, c'est comme si le titre constituait un immense spoiler vis-à-vis de la suite, mais peu importe. Tout le film se tourne alors vers les sentiments contradictoires qui animent les deux personnages, qui se retrouveront isolés sur une île déserte à la Robinson Crusoé suite à une tempête en pleine mer d'Aral — à l'époque, une des plus grandes étendues lacustres du monde, mais dont la superficie a été annihilée au XXIe siècle.
Le Quarante-et-unième joue essentiellement sur toutes les divergences qui peuvent émerger d'une telle association, un homme prisonnier contraint de cohabiter avec une femme héroïne de guerre, un blanc contre une rouge, un officier issu de l'aristocratie tsariste et une soldate bolchévique n'ayant que peu de capital culturel (elle se fera bien chambrer sur ses capacités limitées en matière de poésie). Il va même jusqu'au bout de son portrait de femme sûre de ses idéaux, puisqu'au dernier moment elle ne faiblira pas dans la mission qui lui avait été confiée. Seul vrai regret, dommage qu'il n'existe pas encore de restauration de ce film pour rendre hommage aux qualités esthétiques qu'on pressent derrière ces paysages désertiques et ces compositions typiquement soviétiques.
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