Et d’abord deux plans qui l’un et l’autre n’hésitent pas à prendre leur temps. Le premier, en ouverture du film, nous plonge d’emblée dans l’âpre beauté des sommets vosgiens enneigés où le vent fait ployer et frémir les sapins blanchis par l’hiver. Le second, et aussi le dernier, s’attarde, lui, sur les draps défaits d’un lit désormais désespérément vide. Entre ce début et cette fin une leçon de vie face à la maladie. Celle que nous donne Erik Versantvoort atteint d’un cancer de l’œsophage qui se révèlera bientôt incurable.


Soyons clairs, ici, nul voyeurisme, nulle intimité volée, nulle caméra indiscrète mais une réelle osmose dans ce documentaire entre Erik et le réalisateur, Robin Hunzinger. Ce sont donc bien les choix d’Erik qu’il nous est donné de partager. Choix assurément graves quand l’inéluctable est soudain si proche. Hors de question cependant pour celui-ci d’abdiquer sa liberté. Le peu de sursis qui lui est octroyé, il décidera alors de le passer au cœur des forêts vosgiennes, établissant son camp de base, tel un véritable trappeur, dans une cabane en bois. Cette dernière fugue qu’Erik a voulu au plus près de la nature, y compris dans sa dureté, lui a sans doute permis de retrouver les émotions de ses escapades aventureuses de jeunesse qui l’avaient conduit sur l’île du Spitzberg ou dans le pays des inuits. Qu’il neige sur la montagne engourdie ou que le regard se perde dans un ciel d’été constellé, chaque plan nous permet peu à peu de mesurer la force du lien qui unit Erik à cette forêt des Vosges qu’il a choisi pour lieu de son ultime aventure. Si, en manière de boutade, Erik aimait à dire qu’il souhaitait vivre là comme un homme préhistorique il serait faux de l’imaginer coupé du monde tel un ermite du temps jadis. Là-haut dans son refuge, sur le blog d’un ordinateur portable, il tient en effet le journal de sa maladie qui trouvera tout naturellement son prolongement dans le film tourné avec Robin Hunzinger. A intervalles réguliers cette maladie le ramènera aussi en bas, à l’hôpital, pour y passer les examens de contrôle et y suivre ses thérapies. Occasions pour lui de renouer le fil des conversations avec les aides-soignantes et de revoir Annie qu’il appelait son ange gardien. Ce qui ne l’empêchera pas sitôt les soins terminés de remonter dans son ermitage. Quatre saisons s’écouleront ainsi dans la montagne lui apportant la paix et la sérénité. A le filmer aussi paisible et fort, Robin Hunzinger, comme il confiera plus tard, finira même par croire qu’Erik était immortel.


Mais les saisons ne se limitent pas à celles rythmant l’année, il y a aussi, ainsi que le notait ironiquement Erik, celles qu’imposent hélas le cancer. Elles ne sont que deux et portent un nom : curatif et palliatif. Le passage de l’une à l’autre tombera comme un couperet lorsque sera diagnostiqué un développement des métastases à l’estomac. Impossible cette fois-ci d’échapper à l’hospitalisation. Heureusement elle pourra se faire à domicile chez Annie son ange gardien. Trois semaines plus tard, grâce à la ténacité d’Erik et au dévouement de tous, elle se poursuivra mais s’achèvera aussi là-haut dans son cabanon.


De cette deuxième et dernière saison du cancer, pour reprendre l’expression imagée d’Erik, Robin Hunzinger retiendra deux moments. Tout d’abord cette belle journée ensoleillée d’Août où Erik a pu se lever et s’assoir à l’extérieur entouré de sa famille venue de loin (certains même du Canada) pour lui faire ses adieux. Ni hypocrisie, ni épanchements superflus mais une gravité sereine égayée seulement par les jeux des enfants. L’autre moment retenu est celui de la veille du décès d’Erik lorsque son infirmière tant dévouée, une fois les soins prodigués, continuera de papoter avec lui comme si de rien n’était, promettant avant de partir, de rapporter des croissants le lendemain. Mais le lendemain, un 16 septembre, l’horloge s’est arrêtée à 6 heures du matin. Et nous autres, pauvres spectateurs hébétés, demeurons assis devant un lit vide d’une cabane en bois des Vosges. L’émotion passée reste ensuite les interrogations. Sur notre propre finitude, sur l’exemple donné par Erik. Aucune angoisse chez lui devant la mort, pas d’avantage toutefois d’espérance en un au-delà divin. Apparemment Erik n’était pas croyant. Par contre, qu’il l’ait su ou non, cette force intérieure qui l’animait trouvait sa source dans une tradition ancienne qu’à sa façon il avait redécouverte.


Celle du recours aux forêts qu’annonce le titre du film et qui depuis longtemps déjà parcourt aussi la littérature. Que l’on songe par exemple à l’essai « Walden ou la vie dans les bois » de Henri David Thoreau, au « Traité du rebelle » d’Ernst Junger ou plus récemment au texte de Michel Onfray « Le recours aux forêts : la tentation de Démocrite ». Rappelons la présentation qui en avait été faite à sa parution en 2009 :



Démocrite fut dans la Grèce antique un philosophe matérialiste fêté, qui parcouru le monde. Lors de son périple jusqu’en Inde, il a constaté la vilenie des hommes, à la suite de quoi il fit construire une petite cabane au fond de son jardin pour y finir en sage le restant de ses jours. Je nomme tentation de Démocrite et recours aux forêts ce mouvement de repli sur son âme dans un monde détestable.
Le monde d’avant-hier, c’est celui d’aujourd’hui, ce sera aussi celui de demain : les intrigues politiques, les calamités de la guerre, les jeux de pouvoir, la stratégie cynique des puissants, l’enchaînement des trahisons , la complicité de la plupart des philosophes, les gens de Dieu qui se révèlent gens du Diable, la mécanique des passions tristes – envie, jalousie, haine, ressentiment…, le triomphe de l’injustice, le règne de la critique médiocre, la domination des renégats, le sang, les crimes, le meurtre..
Le repli sur son âme consiste à retrouver le sens de la terre, autrement dit, à se réconcilier avec l’essentiel : le mouvement des astres, la logique de la course des planètes, la coïncidence avec les éléments, le rythme des saisons qui apprennent à bien mourir, l’inscription de son destin dans la nécessité de la nature.
Fatigué des misères de ce temps qui sont les ancestrales souffrances du monde, il faut planter un chêne, le regarder pousser, débiter ses planches, les voir sécher et s’en faire un cercueil dans lequel on ira prendre sa place dans la terre, c’est-à-dire dans le cosmos.



Certes Erik n’était pas Démocrite mais à l’instar des anciens grecs il avait pressenti que le « salut » devait être cherché dans la connaissance et la contemplation d’un cosmos qui est tout entier harmonie. D’où cette quiétude qui a tant marqué ses proches et que ressent tout un chacun au fur et à mesure qu’avance le documentaire. Et c’est aussi celui-ci ou plutôt sa réalisation elle-même qui donnera pareillement un sens à l’existence d’Erik. N’est-il pas décédé le lendemain du jour où Robin Hunzinger lui a annoncé que le tournage était désormais terminé. Clap de fin… Mais là le héros meurt pour de vrai et parce que son film prend la forme d’un testament il n’est pas indécent, en guise d’hommage, de le comparer à des œuvres de fiction.


On songe bien sûr à « Deux jours à tuer » réalisé en 2008 par Jean Becker. L’histoire, telle qu’elle a été résumée à l’époque, est la suivante. Antoine Meliot, la quarantaine, a tout pour être heureux : une belle épouse douce et aimante, deux enfants adorables, des amis sur lesquels il peut compter, une jolie demeure dans les Yvelines et une situation financière confortable. Bref le paradis sur terre. Du jour au lendemain il va pourtant tout jeter par-dessus bord se montrant de surcroit ignoble avec ceux qu’il semblait chérir. Un véritable gâchis pour finalement un voyage en Irlande dans le Connemara où habite désormais son père. Retrouvailles difficiles puisque ce dernier a abandonné les siens après avoir découvert que sa femme le trompait et alors qu’Antoine n’avait que treize ans. Retrouvailles cependant nécessaires pour que soit dévoilé au père, et à lui seul, le cancer dont le récent diagnostique ne laisse plus que quelques jours à vivre au fils. Si les deux films, « Le recours aux forêts » et « Deux jours à tuer », semblent à priori se faire écho, il apparait bien vite que le second passe à côté de l’essentiel. Son réalisateur en effet n’a au fond que peu d’intérêt pour un homme qui se sait condamner et pour son désarroi face à l’ultime épreuve qu’il doit affronter. Cela se traduit dès lors par un véritable escamotage, Jean Becker préférant entrainer le spectateur sur des fausses pistes dont celle d’une liaison d’Antoine avec une autre femme qui expliquerait sa fuite en Irlande et la brutalité de sa conduite. Reste heureusement l’interprétation dense et brillante d’Albert Dupontel dans le rôle ingrat d’Antoine. Du coup le film de Jean Becker est bel et bien à celui de Robin Hunzinger et d’Erik ce que le strass est aux pierres précieuses.


Mais à vrai dire, aussi surprenant que cela puisse paraitre, la comparaison pertinente qui finit par s’imposer est celle avec « Gran Torino » de Clint Eastwood dans lequel celui-ci incarne le personnage de Walt Kowalski. Vétéran de la guerre de Corée, retraité des usines automobiles Ford, Kowalski vit replié sur lui-même dans un pavillon de l’une des banlieues de Détroit, Highland Park, transformée en ghetto d’immigrants Hmong venus d’Asie et théâtre de violences entre bandes criminelles. Le décor étant planté, l’action peut se déployer. Elle commencera vraiment après une longue ouverture sur les obsèques de la femme de Walt Kowalski donnant ainsi d’emblée la tonalité du film. L’évènement déclencheur sera la tentative de vol de la voiture de collection de Kowalski, une Ford Gran Torino de 1972, par Thao, son jeune voisin Hmong. Auto mythique qu’à la fin du film Thao finira néanmoins par conduire puisqu’elle lui aura été léguée par Walt. Entre ces deux scènes le vieil homme bourru qu’est Kowalski aura découvert l’hospitalité des familles Hmong, trouvé l’amitié de Thao et de sa sœur Sue, arrêté les exactions des gangs du quartier par son propre sacrifice. En filigrane de ces péripéties est posée la question de l’attitude à avoir lorsque l’on apprend que notre disparition est proche. Très tôt en effet le spectateur verra avec inquiétude Walt cracher du sang de ses poumons. Les résultats du bilan de santé qu’il passera par la suite seront hélas sans appel, le temps lui est désormais compté. Et c’est là que Walt et Erik se rejoignent. La similitude est d’autant plus troublante que par instant à l’écran ils semblent se confondre, même regard bleu, même silhouette tout à la fois nonchalante et déterminée. Mais aussi et surtout une semblable conduite faite de dignité, de générosité et du désir de transmettre. Transmission que symbolise la précieuse Gran Torino donnée à Thao par Walt et qui du côté d’Erik se traduit par un film laissé en cadeau comme un adieu.


Dans un récent livre le médecin urgentiste Patrick Pelloux raconte les derniers jours de personnages célèbres qui n’ont pu être sauvés, malgré leur courage, compte tenu des connaissances médicales de l’époque. Il l’a intitulé « Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux ». Un titre que n’aurait pas désavoué Erik…

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le 3 mars 2020

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