Certains ont peut être encore en mémoire la formule de Lénine selon laquelle le communisme c’est les Soviets plus l’électricité. Elle pourrait être transposée au Bhoutan qui a imaginé un nouvel indice économique, le BNB ou le Bonheur National Brut. Ce bonheur serait alors les monastères plus l’électricité. Sauf que la réalité qui nous est dépeinte dans « Sing me a song » n’a rien de vraiment exhaltant. Le sujet abordé ici étant celui des effets nocifs, dont certaines pathologies, que peuvent entrainer les nouvelles technologies. Thomas Balmès n’en a pas fait mystère précisant même dans une interview que son film aurait pu s’intituler « L’addiction des téléphones ». Il n’en est pourtant pas si loin que cela puisque l’acronyme du titre finalement choisi est SMS. On l’aura sans doute compris, une chanson en exergue, prête à être fredonnée mais d’où la « Mélodie du bonheur » semble s’être enfuie. Pour s’en convaincre, le mieux est de s’attacher aux pas de Peyangki, ce jeune moine bouddhiste du Bhoutan que Thomas Balmès a suivi avec tendresse.
De nos jours, le lointain Bhoutan n’a sans doute plus guère de secrets pour le voyageur. On en dira néanmoins quelques mots. Non pas pour infliger un pensum d’histoire-géographie mais pour appréhender au mieux le projet de Thomas Balmès à travers un minimum de points clés. Le premier qui vient naturellement à l’esprit tient au fait qu’à la différence de ses voisins ce royaume de l’Himalaya est parvenu à préserver son indépendance. Même la puissante Albion n’y a pas étendu son empire préférant l’arrêter aux frontières de l’Inde. Si en 1910 le Bhoutan a certes été placé sous protectorat britannique par le traité de Punakha, cette même convention lui a cependant garanti sa souveraineté. Autrement dit, jusqu’après la fin de la seconde guerre mondiale, les relations extérieures relevaient de la compétence du Royaume-Uni mais sans que Londres ne s’immisçât pour autant dans les affaires intérieures de son protégé. Gageons que la topographie de ce territoire de 38 394 km² a dû aussi y être pour quelque chose. Difficile en effet de soumettre un peuple que protègent des chaînes de montagnes dont certains sommets culminent à plus de 7 000 mètres.
La deuxième caractéristique qui mérite d’être soulignée concerne la place centrale qu’occupe la monarchie. Depuis plus d’un siècle c’est elle en effet qui assure la stabilité du pays. Pour faire court, on rappellera que la fin du 19ème siècle a été marquée par le conflit ayant opposé deux provinces rivales, le Paro et le Tongsa, l’une située à l’ouest, l’autre au centre. La seconde l’emportait finalement tandis que son gouverneur Ugyen Wangchuck, devenait l’homme fort du Bhoutan. A telle enseigne que le 17 décembre 1907 il fut unanimement élu roi de cet Etat réunifié par une assemblée de représentants de la communauté monastique, des fonctionnaires et du peuple. Cette dynastie héréditaire Wangchuck est à l’heure actuelle toujours au pouvoir, le cinquième monarque ayant été officiellement couronné le 6 novembre 2008.
La troisième particularité de ce pays sur laquelle il convient d’insister est son héritage religieux plus que séculaire. Les paysages en portent d’ailleurs la trace. S’offre ainsi à la vue une multitude d’édifices : monastères-forteresses ou Dzongs, monastères proprement dits, temples, Chortens qui sont ces monuments votifs à la mémoire du Bouddha ou de ses hauts faits. Rien d’étonnant dès lors que le bouddhisme soit religion d’Etat. Précisons cependant qu’il s’agit du bouddhisme vajrayana ou bouddhisme tibétain dans sa forme tantrique, appelé aussi lamaïsme. Cette prégnance religieuse explique que pendant très longtemps presque toutes les familles envoyaient au moins un fils à l’un des nombreux monastères parsemant le pays. Au début des années 80 du siècle dernier certains observateurs avertis, notamment l’ethnologue Françoise Pommaret, ont certes pu noter un déclin de cette pratique tout en relevant néanmoins que les moines demeuraient toujours nombreux et continuaient à jouer un rôle important dans la vie quotidienne du Bhoutan. Concrètement, vers cinq ans les garçons entrent au monastère où ils sont placés sous la tutelle d’un maître. S’il s’agit d’un enfant reconnu comme une incarnation, il arrive qu’il commence sa vie monastique, dès l’âge de trois ou quatre ans. La formation de ces élèves comprend bien sûr l’apprentissage de la lecture et de l’écriture mais aussi la participation à de nombreuses cérémonies. Sous la direction de leur maître, les novices apprennent par cœur les textes religieux dont, entre autres, le Kanjur (collection des paroles du Bouddha) et le Tenjur (collection des commentaires sur le Kanjur).
Les moines mènent certes une vie régulière suivant une discipline codifiée mais ne sont pas confinés à l’espace du monastère. Sur demande ils se rendent dans les familles pour accomplir les rituels qu’imposent une naissance, un mariage ou un décès.
Sur une telle nation qui s’est construite de façon aussi singulière autour de son roi et de ses croyances de quel poids peuvent alors peser la modernité et la mondialisation ? La question mérite d’être posée et l’a d’ailleurs été par Thomas Balmès. Et ce, dès « Happiness », son documentaire de 2013 mettant déjà en scène le jeune Peyangki. Ecoutons-le évoquer cette première expérience au Bhoutan :
Comme toujours j’ai pris un billet d’avion et je suis parti sans recherches préalables. Cela suppose d’être en mesure de ne pas avoir un projet écrit en fonction de ce qu’on cherchera dans le réel pour illustrer le propos de départ. Sur place, j’ai compris que les dernières régions du pays où la télé était absente étaient celles dans lesquelles l’électricité n’était pas installée. L’une d’entre elles se trouvait près de la frontière tibétaine, à une journée de voiture et à deux jours de marche de la capitale. C’est le lendemain de mon arrivée au village que j’ai croisé un groupe d’enfants parmi lesquels se trouvait Peyangki. Il sortait du lot. C’était une évidence. En le voyant, j’ai tout de suite pensé aux essais de Jean-Pierre Léaud pour les 400 coups. Il y a chez lui une tristesse, une gaité, une capacité à transformer chaque situation en scène. A regarder son visage comme à le regarder bouger, on comprend ce qu’il a en tête sans qu’il ait besoin de le formuler. Et puis, il était l’un des rares enfants du village à ne jamais l’avoir quitté. Je me suis dit que ce serait formidable d’être avec lui quand allant acheter un téléviseur avec son oncle, il prendrait une voiture pour la première fois. Quand pour la première fois, il découvrirait la ville et ce qui fait la modernité.
Cette modernité que Thomas Balmès essaie ainsi de saisir a fait irruption au Bhoutan en 1999. Le 2 juin de cette année-là, à l’occasion du 25ème anniversaire du couronnement du roi Jigme Singye Wangchuck, le pays s’est en effet doté de sa première chaine de télévision nationale et de son premier accès internet. Assurément un cas d’école pour le réalisateur. Il s’en est du reste ouvert dans une interview :
J’ai cherché un endroit où il n’y avait pas du tout d’écrans pour en suivre l’arrivée. Il n’y a pas cinq endroits sur terre comme ça. En 1998, il n’y avait encore rien du tout au Bhoutan. Aucun écran. Rien. Je ne crois pas qu’il y avait alors d’autres pays ayant totalement interdit la télévision : il n’y en avait même pas une locale. Certains pays comme l’Iran ou la Corée du nord autorisent au moins une télévision de propagande. Le roi l’avait fait interdire pour maintenir les traditions. J’ai donc pu observer ce que produit l’arrivée des écrans au sein d’une société traditionnelle. Dans « Happiness », j’ai suivi Peyangki pendant trois ans, avant que l’électricité n’arrive dans son village. Le film s’achevait sur l’arrivée de l’électricité et l’image de tout le monde devant un écran de télévision.
Et Thomas Balmes d’établir ensuite la corrélation qui suit :
J’ai pu constater un drôle d’effet sur la société. Le lien intéressant à faire est que, dans le même temps, il n’y avait alors pas de prison, quasiment aucune violence domestique, etc. Ces phénomènes sont apparus en même temps que les écrans. Il y a dix ans encore, dans le village où j’ai tourné, il n’y avait ni route ni électricité. Peyangki n’avait jamais vu ni voiture ni écran. Du jour au lendemain les Bhoutanais se sont retrouvés avec cette fenêtre ouverte sur le monde, passant de rien à plus de 90 chaînes de télévision, avec des jeux de guerre, du porno, des émissions de catch américain, des réseaux sociaux, etc – et c’est quelque chose qui prend sept à huit heures de leur journée.
Cette transformation des mœurs à laquelle Thomas Balmès est si sensible semble désormais irréversible. L’ironie de la chose étant ici que l’interdiction de la télévision a été levée en 1999 pour aider à la réalisation du Bonheur National Brut. Il est douteux que l’objectif ait été atteint. Et pourtant, comme son nom l’indique, ce nouvel indice intitulé BNB avait pour vocation d’être plus efficient que les anciens tels que le PNB (Produit National Brut) et de permettre ainsi de mesurer très exactement le niveau de bonheur des habitants du Bhoutan. Imaginé dès 1972 par le roi Jigme Singye Wangchuck ce BNB ne verra son contenu clairement défini qu’en 1998 par le premier ministre de l’époque avant d’être inscrit dans la constitution promulguée le 18 juillet 2008. Quatre grands axes ont ainsi été retenus : un développement économique et social durable et équitable, la préservation et la promotion des traditions culturelles bhoutanaises, la sauvegarde de l’environnement et enfin une bonne gouvernance. BNB ou pas, le Bhoutan n’a pas échappé au lot commun de la plupart des Etats, à savoir les défis liés à l’endettement, à la monnaie, au chômage et à la corruption. Somme toute, pas plus qu’ailleurs la vie n’est là-bas un long fleuve tranquille. Sentiment que l’on ressent notamment avec l’envoûtant film « Dakini », ce premier long métrage sorti en 2016 de la réalisatrice et scénariste Dechen Roder, l’une des rares femmes de sa profession au Bhoutan.
Avec Thomas Balmès qui, lui, il est vrai, a préféré le documentaire, l’auscultation se fait plus précise, le spectateur étant libre ensuite d’en tirer son propre diagnostic. Après « Happiness » et la télévision voici, quelques années plus tard « Sing me a song » et internet avec son cortège de smartphones, de réseaux sociaux et de connexions tous azimuts. Si à cette occasion Thomas Balmès a retrouvé avec plaisir Peyangki, il nous fait aussi découvrir un nouveau personnage, la jeune Ugyen. Selon que notre regard s’attarde sur l’un ou sur l’autre de ces deux protagonistes l’histoire peut se résumer différemment. A-t-on en ligne de mire le premier, trois moments se dégagent alors : le quotidien de Peyangki désormais en apprentissage dans un monastère perché à 4000 mètres d’altitude, son séjour à Thimphou, la capitale du pays, puis son retour vers la montagne. Par contre, deux moments seulement du côté de chez Ugyen : sa vie de tous les jours à Thimphou et son départ du Bhoutan.
Cette rapide présentation étant faite, essayons de l’étoffer en entrant à présent avec Peyangki dans son monastère d’accueil. La surprise y est de taille. A l’enseignement séculaire du bouddhisme semble s’être substituée la tyrannie du portable. Tous les jeunes moines, y compris bien sûr Peyangki, au grand dam de leurs maîtres, en possèdent un et ne s’en séparent quasiment jamais. Sauf durant les heures de récréations où chacun redécouvre alors le plaisir des jeux d’autrefois. Le reste du temps en revanche l’écran est toujours là, niché au creux de la main, rendant purement mécanique, par sa seule présence, l’accomplissement des rituels et la récitation des prières. Scènes cocasses car inattendues dans un tel lieu mais ô combien révélatrices d’un monde qui s’achève. A défaut d’être en lien avec les préceptes du Bouddha, ces moines en herbe le sont avec la terre entière via les réseaux sociaux. Peyangki le premier qui suscite du reste l’envie de ses camarades en tchatchant, autant qu’il le peut, avec la jolie chanteuse Ugyen. C’est pour lui et à sa demande que de chez elle, par WeChat, elle chantera une chanson d’amour. Instant fugace qu’est parvenu à capter Thomas Balmès et qui lui a suggéré l’idée de donner pour titre à son documentaire le souhait de Peyangki qu’on lui chante une chanson. Sing me a song… Mais comme chacun sait, derrière les images glamours se cache souvent une réalité tout autre. Ici, celle d’une mère célibataire qui tire le diable par la queue en travaillant dans un bar de nuit de la capitale tout en rêvant de partir pour le Koweït. Quelle déconvenue pour Peyangki lorsqu’il le découvrira après avoir quitté son monastère afin de rejoindre celle qu’il croyait être l’élue de son cœur. On mesure ainsi avec lui à quel point une rencontre virtuelle peut se révéler trompeuse. Albert Dupontel qui partage avec Thomas Balmès de semblables préoccupations a là-dessus des propos qui méritent d’être rappelés :
Ce que racontait Terry Gilliam en 1985 dans « Brazil », l’un de mes films fondateurs, s’est concrétisé. On est de plus en plus connectés, mais de moins en moins proches des autres. Il est difficile d’aimer et maintenant, on ne peut même plus se toucher. Je n’aurais jamais pensé que cela irait jusqu’à ce point-là.
Pour oublier sa solitude et se remettre surtout de sa romance avortée, Peyangki n’aura d’autre idée que de s’étourdir dans l’une des nombreuses salles de jeux vidéo qu’abrite Thimphou. Scène alors saisissante que cet alignement sans fin de jeunes joueurs indifférents les uns aux autres, hypnotisés seulement par leur écran dont les reflets criards sur les visages accroissent encore l’étrangeté du lieu. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre les moulins à prières tournant désormais à vide dans les monastères et ces consoles de jeux n’ouvrant pareillement que sur le vide de nouveaux paradis artificiels. A l’instar du philosophe Marcel Gauchet, formulons l’hypothèse qu’internet aidant et quel qu’ai pu être son passé, le Bhoutan a amorcé à son tour sa sortie du religieux. Le changement de vêtements successivement portés par Peyangki en est l’illustration. A la robe rouge de moine du début va succéder le costume traditionnel appelé Gho puis le nouvel uniforme de la modernité, à savoir la tenue de jogging et les baskets. Il est vrai qu’il revêtira à nouveau sa robe lorsqu’il délaissera les attractions illusoires de la capitale. Non pas pour retourner en fils prodigue dans son monastère mais pour retrouver l’harmonie en osmose avec la montagne. La quête de spiritualité ne saurait en effet se confondre avec la religiosité de laquelle Peyangki s’était à l’évidence déjà détaché au moment où débute le documentaire. La distinction entre les deux a été tracé par l’écrivain Régis Debray :
La spiritualité ? Un quiproquo. Elle concerne la vie intérieure et non l’organisation d’un espace-temps collectif. C’est un trait de psychologie, non un fait social. Il n’y a pas de religion d’un seul (ni de langue d’un seul), mais une spiritualité, comme une sagesse, peut se retirer sur l’Aventin et y a même intérêt, pour éviter la pollution. Un ecclésiastique dit nous, un spirituel dit je. Le religieux prépare les obsèques, le spirituel se prépare à la mort. Le premier instaure un calendrier, des règles et des pèlerinages, des interdits et des sacrements : il scande le temps avec des fêtes et des jours fériés, il quadrille l’espace avec des paroisses et des chemins de Compostelle. Le second dialogue à compte propre avec son âme et avec Dieu. (D’un siècle l’autre – page 275)
A n’en pas douter une voie atypique empruntée par Peyangki. Evoquant avec tendresse son modèle, Thomas Balmès n’a -t-il pas dit de lui « qu’il a toujours été un peu à part » ? Aussi faut-il se tourner vers le choix effectué par Ugyen qui est bien plus révélateur. Elle aussi a fini par quitter la capitale mais pour le Koweït dont elle rêvait depuis longtemps. Rêve partagé par d’autres au Bhoutan et qui renvoie aux interrogations formulées il y a quelques années déjà par l’économiste Jean Pisani-Ferry :
Dans la douleur, et au grand jour, chaque société doit redéfinir les éléments fondamentaux de son contrat social. C’est en cela que la mondialisation est un test redoutable. Les situations de départ sont évidemment très différentes : les choix sociaux, les niveaux de dépense publique de l’Allemagne ou de la Suède ne sont pas ceux des Etats-Unis ou de Hong Kong, et rien n’oblige ces sociétés à converger vers un schéma unique. Mais le processus qui a commencé de se dérouler sous nos yeux révèle selon les cas la force du lien familial, les fractures de la cohésion nationale, la vertu intégratrice des institutions, ou tout bonnement la puissance des égoïsmes. Il force, en somme, chaque société à dévoiler ce qui fait son unité. (Mondialisation : vrais et faux débats – Commentaire 1997, numéro 77, page 27)
Qu’en est-il du Bhoutan ? Bien que Thomas Balmès se défende d’apporter des réponses définitives dans ses films préférant susciter des questions, « Sing me a song » nous dépeint néanmoins une société en perte de repères qu’illustre, entre autres, cette scène étonnante où des jeunes Bhoutanaises choisissent sur leur smartphone le prochain sac à main qu’elles vont acheter tout en regardant dans le même temps une vidéo de décapitation d’un otage occidental par des djihadistes. Paradoxalement la force de « Sing me a song » et par là même sa singularité tiennent au fait qu’il se déroule comme un film de fiction. Et pour cause puisque Thomas Balmès l’a conçu ainsi. Voici ce qu’il dit de son travail :
Je voulais un film construit comme une fiction en termes de grammaire : flash-backs, utilisation de la musique, grammaire filmique de la fiction… Je n’ai pas tourné avec une caméra de documentaire mais avec la caméra que James Cameron a fait fabriquer pour « Avatar », avec des objectifs énormes. J’ai donc quasiment exclusivement travaillé sur pied. Je voulais que mon spectateur se laisse porter par le récit. Mais toute l’histoire est vraie. Je n’ai rien dirigé : c’est comme du cinéma direct finalement. J’avais des équipes qui filmaient en permanence les différents personnages et qui me prévenaient dès que quelque chose de marquant survenait. Je savais parfois, en amont, en suivant les autres personnages, que certaines choses allaient se passer et j’attendais, en le filmant, que Peyangki les découvre. Prendre ces scènes sur le vif fait qu’il y en a certaines d’une violence inouïe, notamment avec la jeune chanteuse que Peyangki rencontre sur WeChat. Je ne savais pas à l’avance ce qui allait se passer, toutefois, de tout temps Peyangki m’avait dit qu’il n’était pas sûr de rester moine.
A travers ces propos on mesure à quel point il est difficile d’appréhender la vérité au cinéma. Thomas Balmès pense y être parvenu en estompant les frontières entre fiction et documentaire. Qu’il nous soit permis, histoire de prolonger cette réflexion, de lui soumettre l’expérience vécue par Emerence, ce personnage au caractère affirmé du roman autobiographique « La Porte » de la romancière hongroise Magda Szabo. Sous forme de confession, la narratrice Magda retrace sa relation avec Emerence qui fut sa domestique pendant vingt ans. Tout les oppose mais peu à peu un lien va se nouer entre elles. Souhaitant lui faire comprendre « la magie quotidienne de la création », Magda amènera un jour Emerence sur le tournage d’un film auquel elle collaborait à l’époque. Emerence s’y rendra « en grande tenue » car « elle attendait de voir quelque chose qu’elle prenait terriblement au sérieux ». Sa déception fut hélas immense, pleine de colère même. Et voici pourquoi :
Enfin, elle révéla ce qui la contrariait, j’ai rarement entendu une telle amertume dans sa voix : nous étions des menteurs, des hypocrites déclara Emerence. Il n’y a rien de vrai, nous faisons bouger les arbres avec des trucages, on ne voit que le feuillage, quelqu’un fait des photos dans un hélicoptère qui vole en rond, ce ne sont pas les peupliers qui bougent, et pendant ce temps, elle, les spectateurs croient que tout la forêt saute, danse, valse. Ce n’est que de la tromperie, une abomination. Je me défendis, elle avait tort, les arbres mis en mouvement dansent quand même puisque le spectateur le perçoit, ce qui importe c’est l’effet produit, non le fait que les arbres bougent réellement ou qu’un technicien crée une impression de mouvement, et en fin de compte, comment imaginait-elle que la forêt puisse se déplacer alors que les racines retiennent les arbres. Croyait-elle que donner l’illusion de la réalité n’était pas de l’art ? L’art, répéta-t-elle avec amertume, si vous étiez effectivement des artistes, tout serait vrai, même la danse, parce que vous seriez capables de faire danser le feuillage en le lui demandant, sans avoir besoin d’une machine à vent ou de je ne sais quoi, mais tous autant que vous êtes, vous ne savez rien faire, pas plus que les autres, vous n’êtes que des pitres, encore plus misérables, plus malfaisants qu’un larron.
Intransigeance véhémente d’un cœur simple mais aussi plaidoyer pour un cinéma comme art brut de la vérité.