Marie-Hélène Trevet et la petite ville normande de Barentin. Sieglinde Last-Tripodi, de Slupsk, l’ancienne Stolp de Poméranie, ville maintenant polonaise, à Berlin, en passant par la mer Baltique. Nassima Bougherara, de Verdun à Gosbat, dans les Aurès, en Algérie, en passant par la Tunisie ; puis Grenoble, entre ses montagnes. Trois femmes, d’origines, parfois de langues, différentes, mais qui ont toutes en commun d’avoir vu leur enfance déchirée par une guerre. Des guerres qui ont provoqué l’exil, parfois choisi, après-coup, parfois vécu dans la violence et la précipitation. La cinéaste Claire Angelini remonte avec elles le cours du temps et les reconduit sur le lieu de leur enfance meurtrie, en recueillant leur parole, plus encore que leur image ; et surtout les lieux, leurs bruits, leur radicale singularité ; et l’inscription du passé traumatique, lorsqu’elle est encore décelable dans le présent.


La proposition cinématographique, après une brève ouverture qui mêle provisoirement les voix, est construite en trois volets clairement distincts, séparés par des noirs. Marie-Hélène occupe le premier d’entre eux. La caméra, en longs plans fixes, accompagne son discours, observant ce qu’elle décrit. Constamment présente par sa voix et son récit, la femme âgée qui revient sur les pas de son enfance n’apparaît pas nécessairement à l’image. Lorsqu’elle y figure, un contraste intéressant se crée entre la proximité de la voix, qui semble murmurer à l’oreille du spectateur, et la silhouette vieillie, qui n’est saisie que de loin, avec respect, comme pour ne pas troubler les émotions avivées par le souvenir, et bannir toute position voyeuriste. Une distance tendre et phorique, particulièrement sensible lorsque la vieille dame se promène, consternée, sur le sol nivelé qui a autrefois porté la maison d’une parente aimée. Dans d’autres espaces, Claire Angelini joue avec le son, soit en intensifiant la rumeur ambiante, comme pour contraindre son spectateur à ne pas seulement voir au cinéma, mais également à s’imprégner du lieu par l’ouïe ; soit en explorant la fécondité du décalage : lorsque des scènes d’école sont évoquées, l’image recueille les espaces scolaires déserts, et les cris et jeux d’enfants ne sont présents que par le son, déjà fantômes du souvenir...


Les plans s’animent un peu avec le sujet suivant, Sieglinde, qui a dû quitter sa Poméranie natale devant l’avancée des troupes russes, durant la Seconde Guerre Mondiale. Et pour cause, puisque la caméra, après une transition par la gare de Berlin, uniquement audible, nous place d’emblée au contact de la mer et de son mouvement constant. Embarquée et glissant au fil de l’eau, elle recueille le récit traumatisé des tirs essuyés par le bateau sur lequel les réfugiés tentaient de fuir. Suivent les rues de la petite ville de Poméranie qui a dû être précipitamment quittée, sur les conseils du père, et l’émotion de la voix - son tremblement, son changement de timbre -, lorsque les maisons sont retrouvées, presque intactes, juste rénovées ou ayant changé de fonction, celle des parents comme celle des grands-parents. Pour mieux appréhender cet espace comme figé dans le temps, la caméra s’autorise l’esquisse de quelques panoramiques, qui traduisent cette réappropriation du lieu, ces marques retrouvées.


Les panoramiques se font plus amples encore au contact de l’histoire de Nassima, dont le père, Algérien, a dû intégrer l’armée française au temps de la colonisation pour échapper à un destin de paysan. D’où ces combats, livrés sous le drapeau français à Verdun ; combats dont la violence meurtrière s’est profondément inscrite jusque chez la petite Nassima, qui accompagnait alors son papa en garnison. Claire Angelini accompagne la petite fille grandie dans son retour en Tunisie, au poste frontière par lequel elle est passée pour rejoindre son pays d’origine. Depuis une éminence, le panoramique, ouvrant l’espace, se fait alors complet, à 360 degrés, et amorce même un redoublement, pour embrasser très explicitement les deux territoires, le tunisien et l’algérien, chacun porteur du cimetière empli des morts tombés de part et d’autre au combat ; image des divisions, mais aussi des apaisements qui peuvent leur succéder. Les voix féminines cèdent alors la parole à des voix masculines, qui restent hors-champ, mais égrènent les noms des morts ou évoquent les combats, ainsi que la puissance des montagnes qui ont rendu ces régions invulnérables. Le cadre, alors largement ouvert, ne se limite plus à un espace urbain comme dans les récits précédents mais s’agrandit pour recueillir une nature sauvage, somptueuse, indomptée. Et les quelques ultimes plans, qui retrouvent la verticalité urbaine des immeubles grenoblois mais aussi des montagnes qui les enserrent, rappellent qu’un nouvel exil peut aussi être choisi, permettant d’accéder à des territoires vierges de toute mémoire douloureuse.


Trois destins prégnants qui, malgré la singularité des trajectoires, se mêlent et se nattent entre eux dans le souvenir, rappelant à quel point l’humain, bien que non végétal, est intimement nourri par le territoire sur lequel il croît, absorbant ses sources heureuses comme ses rivières de sang.

AnneSchneider
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le 30 oct. 2019

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Anne Schneider

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