Brexit dans la boue
Mais à quoi peut bien servir "le Roi", le nouveau film de David Michôd produit par Netflix ? Du point de vue historique - ce qui est quand même le positionnement "naturel" de ce genre de...
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le 8 nov. 2019
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[N.B. Le texte suivant aborde des éléments clés de l'intrigue, et le film mérite assurément d'être découvert d'un œil vierge. Les deux premières sections décrivent la relation du film aux pièces de Shakespeare dont il est l'adaptation. La dernière section seule constitue une critique du film à proprement parler.]
Il paraît assez inepte de reprocher au film de Michôd ses libertés prises avec la réalité historique, dans la mesure où Le Roi n'a jamais pour enjeu de relater les faits entourant la campagne militaire française de Henry V ou sa victoire à la bataille d'Azincourt, mais de réadapter l'Henriade de William Shakespeare. (Précisément, les deux parties d'Henry IV et, pour l'essentiel, Henry V.)
Or l'Henriade n'a pas en soi la réputation de la plus scrupuleuse fidélité aux faits, puisqu'il s'agit d'un ensemble de pièces de commande chargées en leur temps d'assurer la propagande de la couronne en honorant le nom de la maison de Lancastre et en flétrissant celui de la maison d'York. — Raison pour laquelle Henry V sous la plume de Shakespeare apparaît glorieux quand Richard III apparaît abominable.
Plus inepte encore est de faire à Michôd le reproche (qui lui a néanmoins été adressé cent fois...) de reconduire les écueils propagandistes supposément francophobes des pièces de Shakespeare. D'une part parce qu'il semble falloir ignorer royalement le dénouement de l'intrigue pour baver une chose pareille :
En effet, l'épilogue révèle que la provocation et la tentative d'assassinat du Royaume de France qui avaient fini par pousser Henry V à entrer en guerre étaient des machinations d'un de ses conseillers politiques (un propriétaire terrien qui avait un intérêt économique au conflit) et que la guerre qui vient d'être gagnée était par conséquent une pure et unilatérale campagne de conquête et d'agression.
Qu'importe, en comparaison, que Robert Pattinson interprète un Louis de Guyenne sadique et grossier prenant un plaisir délibéré à esquinter la langue anglaise («símpol ènd eugly») une fois établi que son personnage savait la France innocente des accusations que portait contre elle la couronne d'Angleterre, et que cette grossièreté et ce sadisme étaient à ses yeux ceux qu'il opposait à un envahisseur ? — soit, plus simplement... des gestes de résistance.
D'autre part, parce que la relation entretenue par Michôd aux pièces de Shakespeare est – c'est le moins qu'on puisse lui concéder – puissamment critique. Le film est une réadaptation de l'Henriade, ça ne fait aucun doute :
Mais au sein de cette gangue narrative à première vue similaire, le récit et les valeurs déployées sont si profondément opposés qu'il y aurait matière à décrire Le Roi comme un contrepied majeur au Henry V de Shakespeare, voire comme sa scrupuleuse antithèse :
En somme, il y avait chez William Shakespeare une geste épique qui dépeignait l'avènement triomphant d'un conquérant s'élevant au-dessus de son adolescence hédoniste pour assumer son rang, et Michôd en fait le récit tragique d'un pacifiste dédaignant l'aristocratie guerrière dont il est issu mais qui, sitôt couronné, est instrumentalisé par elle pour devenir à son tour le vecteur de la barbarie.
Le goût assuré du public pour le grandiose, qui autorise la jubilation, et le dédain grandissant à l'égard de la tragédie – laquelle requiert du spectateur qu'il sache gérer une part inévitable de frustration – auraient, je crois, beaucoup à expliquer de la relative réception mitigée du film, ainsi que d'à peu près toutes les œuvres populaires authentiquement tragiques parues de mémoire récente. On n'aime guère, semble-t-il, être privé de la jouissance des triomphes unilatéraux.
À ceux qui connaissent et apprécient l'œuvre de William Shakespeare, la description que je fournis plus haut de l'Henriade peut à bon droit paraître grossière. Shakespeare n'était pas homme à se contenter de produire une littérature propagandiste sans y intégrer de son mordant, et il y a bien une subtilité dans l'Henriade que j'ai tue : c'est que celle-ci est ainsi écrite qu'elle puisse être lue d'au moins deux manières.
Aux yeux d'aristocrates épris de leur pouvoir, l'Henriade est pensée pour sonner à la façon d'une hagiographie grandiose. Et, dans le même temps, tant d'indices s'y trouvent glissés des hypocrisies d'Henry V ou des souffrances de ceux broyés sur son chemin, qu'aux yeux d'un lecteur pacifiste posant un regard critique sur les valeurs aristocratiques et les guerres de conquête, bien assez suffit à lire dans l'Henriade un poème de la force aux accents ironiques et douloureux :
De mêmes tressaillements d'effroi laisseront donc le premier lectorat admiratif, quand le second n'y lira que les signes terribles de la force ivre. Shakespeare est auteur à placer de la grandeur, de l'ambiguïté et de l'acide jusque sous la peau d'un chef-d'œuvre de servilité.
Et à ceux qui, ne connaissant pas l'Henriade, seraient désireux de la découvrir pour remonter à la racine du film de Michôd, je ne peux que recommander avec ardeur l'adaptation magnifique qu'en propose la BBC avec les quatre premiers épisodes de The Hollow Crown.
Mais que j'en vienne au film lui-même.
Il y a dans le style rêche et sans fioriture de David Michôd, dans la précarité des corps qu'il filme sous des armures trop encombrantes, chairs exposées à des armes trop lourdes, dans la présence froide de la grisaille et de la boue, et dans l'austérité élégiaque des partitions que Benjamin Britell offre à ce récit de guerre maussade, quelque chose qui en épouse tout à fait l'amertume.
L'histoire de ce jeune roi résolu à rejeter les ambitions guerrières de son père pour mener un règne pacifique, mais que les nécessités internes du pouvoir et les jeux pervers de la cour vont irrésistiblement métamorphoser pour faire de lui le bourreau qu'il s'était promis de ne jamais devenir, est à briser le cœur. Et de son esthétique à son récit, j'aurai convenablement résumé mon impression quand j'aurai dit ce film pur, froid, triste et beau.
On nous décrit donc un Henry IV vieillissant qui voulait la guerre mais n'a pu la mener ; un Henry V qui voudrait la paix mais fera la guerre ; et un pouvoir au sein duquel la volonté individuelle de l'un ou de l'autre ne pèse pour ainsi dire rien du tout, tandis que les intérêts des seigneurs dont les richesses et l'influence font ce qu'est réellement la couronne, pèsent tout.
Ainsi les intérêts capitalistiques des riches possédants, au cœur de l'État, font l'État – irrésistible machine à broyer les êtres et à servir le régime de la propriété. Qu'on place à la tête d'une chose pareille l'homme le plus pur d'intentions qui se puisse trouver en ce bas monde, et tôt il en devient à son corps défendant le pantin. Amertume, disais-je. Amertume immense.
Il est frappant qu'à chaque étape du récit, la beauté du personnage d'Harry soit illustrée dans l'échec. Pourtant le personnage ne laisse jamais de nous donner le sentiment de sa fermeté et de sa force : dépourvu de naïveté, inflexible lorsqu'il le doit, réticent à la violence tant qu'il le peut... si bien qu'il serait aisé de manquer de relever que son histoire débute dans l'échec, se poursuit dans l'échec et se solde dans l'échec.
Pour mieux dire, et là grince toute l'ironie tragique, à chaque étape Hal triomphe dans ce qui lui est ingrat, mais échoue dans ce qui lui est précieux :
Le même qui, une scène auparavant, présentait aux pieds de son frère le heaume d'un jeune prince ennemi qu'il venait pour lui de tuer au combat, et l'abjurait de renoncer aux armes dans une poignante évocation de l'absurdité de la guerre :
Un jour ce heaume sera ta tête, jetée aux pieds d'un homme qui aurait autrement pu être ton frère !
... s'entend une scène plus tard annoncer que le petit frère n'a tenu aucun compte de l'abjuration et a rencontré le sort funeste contre lequel il l'avait mis en garde. Une scène encore et le prince, cœur brisé, venge son frère défunt par de derniers mots de rage jetés au corps agonisant de son père : déjà la compassion qui l'avait guidé, muée par l'échec en colère, le laisse mauvais, honteux, en larmes.
Le même qui, contre les requêtes pressantes de ses lieutenants, tenait un siège avec patience pour n'avoir pas à commettre de massacre, finit par en ordonner impassiblement un à Azincourt une fois la victoire obtenue.
Point de non-retour de la déchéance dans la barbarie.
Mais à tout égard, la déchéance la plus terrible est la dernière...
... quand Hal assassine sous les yeux d'un enfant le traître couché à ses pieds qui lui susurre que le sang est le prix de la paix et de la grandeur, consommant par là même la victoire du traître à l'avoir traîné dans le sang avec lui.
Le roi certes écrase la tête du serpent.
Mais le serpent déjà a mordu.
Et le serpent déjà a vaincu.
Dehors la clameur victorieuse monte.
Mais le roi n'a pour lui que la honte.
Le regard apeuré de l'enfant.
Et l'amertume, immense.
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Créée
le 5 janv. 2020
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le 5 janv. 2020
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