Ce documentaire, c'est le crépuscule d'une ère, et pourtant il s'en dégage tant de belles choses. Miyazaki, ce personnage qu'on ne mérite pas, un conte à lui tout seul qui accapare toute l'attention. Un aimant à bonne humeur, perfectionniste, strict, rancunier comme un vieux de son âge peut l'être. On ne peut ressentir que de la tendresse pour lui. Puis Ghibli, ce petit coin de paradis coincé entre le XXe et le XXIe siècle, havre de l'homme en symbiose avec la flore qui l'inonde.
D'incroyables scènes d'échauffements matinaux entrecoupent des réunions business où l'on parle goodies, avant que Miyazaki ne reprenne le cours de sa magie, blablatant comme une commère, pourtant sérieusement affairé à l'élaboration de ses story-boards. Quelle vivacité, quel entrain, quelle perspicacité pour un clopeur tout le temps sur le pied de guerre. C'est qu'il se bat avec ses paradoxes constamment, cherchant les solutions à ses contradictions dans son travail d'animation. Son père s'enrichissant sur le dos de la guerre ? Son amour pour les avions de combat ? Son mariage ? Le monde pourri ? L'imagination est son cap, le dessin sa carte, dans les eaux troubles du monde moderne il cherche alors des indices, fait fausse route, revient, gomme, change tout, mais n'est jamais satisfait. Il dit ne pas être heureux, pourtant il fait montre d'une joie sincère, porté qu'il est par le mystère de sa passion. Il aimerait explorer plus, sans arrêt. La frustration de la mortalité, d'une limite physique à l'esprit lui est désagréable et lui susurre sans doute le désespoir qui caractérise ses opinions sur le monde. Ou peut-être pas. Quand il évoque le futur de Ghibli et de sa ruine probable, il argumente simplement, pragmatique, que l'inévitable est inéluctable, à quoi bon y penser ? Après tout le studio n'est qu'un récipient, une étiquette marketing.
Seulement le documentaire suggère autre chose. Les studios Ghibli c'est une âme, qui est certes incarnée par les deux faces d'une même pièce - Takahata et Miyazaki -, mais qui est aussi imprégnée d'une culture de l'abandonnement de soi hors norme. Par delà l'idyllique décorum chlorophyllien qui embaume et enserre le studio, se cachent les épines de la rivalité, de la soumission et de l'oubli. Chez Ghibli on conçoit à travers l'autre, on s'oublie, on se désapprouve. On ne crée pas pour se trouver soi-même. Les œuvres sont le produit non pas d'un quelconque désintéressement vertueux, mais d'une construction qui consacre pour une raison ou l'autre, autrui. Miyazaki cherche son père et se trouve empêtré dans un conflit fraternel avec Takahata, Goro réalise pour son équipe et souffre ostensiblement de l'ombre paternelle, Takahata préfèrerait être un autre, Anno cherche à satisfaire son ancien mentor en se travestissant en Jiro, les employés deviennent des machines opérées par les deux maîtres... Cet évanouissement de la personnalité est manifeste et imprègne l’œuvre altruiste et écologique de Miyazaki. C'est ce qui rend le personnage si foisonnant, à la fois réceptacle sans fond aux rêves extravagants et poète de l'ordinaire qu'il a pu devenir chez Ghibli.
Puis finalement cette scène qui résume toute la fraicheur du septuagénaire : dans la salle d'attente juste avant la conférence de presse où il annoncera sa démission, Miyazaki invite la réalisatrice à jeter un œil par la fenêtre. Un quartier résidentiel japonais tout ce qu'il y a de plus banal, où les maisons s'entassent. "Vous voyez cette maison avec tout le lierre dessus ? Depuis ce toit, pourquoi ne pas bondir jusqu'au suivant, se précipiter sur ce mur bleu et vert, sauter et s'accrocher au tuyau puis escalader, traverser le toit et sauter sur le prochain. En animation, vous pouvez. Si vous pouvez marcher sur le câble vous pouvez voir l'autre côté. Quand vous observez depuis en haut, tant de choses se révèlent à vous. Peut-être une course sur le mur en béton. Et comme ça, tout à coup, dans votre ville monotone, un film magique apparait. N'est-ce pas amusant de voir les choses de cette façon ? On a l'impression de pouvoir partir si loin. Peut-être que l'on peut..."
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