Le générique du Sacrifice comprend déjà plusieurs des thèmes qui seront développés dans le film. Le spectateur peut y entendre Erbarme Dich, un extrait de La Passion selon Saint Matthieu, de Jean-Sébastien Bach, une véritable prière particulièrement émouvante où l'on demande au Seigneur d'avoir pitié de nous. Et le générique défile sur une tableau de Léonard de Vinci, L'Adoration des Mages. Un tableau centré sur un enfant, le Sauveur de l'humanité, et dans lequel un arbre monte vers le ciel.
Cet arbre fera la transition avec le plan d'ouverture, premier d'une longue série de plans-séquences de toute beauté, incroyablement maîtrisés et d'une audace technique impressionnante. Ce nombre assez réduit de plans confère au film son rythme lent et contemplatif, voire méditatif, dans un style où il est facile de reconnaître Andreï Tarkovski.
Ainsi donc, lors de ce plan d'ouverture qui dépasse les neuf minutes, nous faisons la connaissance d'un homme, d'un enfant et d'un arbre. L'homme s'appelle Alexander, et c'est un homme de mots, de paroles. Les mots qu'il écrit : il nous est présenté comme « journaliste célèbre, auteur dramatique, critique littéraire » puis essayiste. Mais surtout les mots qu'il prononce. Victor, son médecin, déplorera qu'Alexander s'enferme encore des ses monologues.
En effet, le protagoniste du Sacrifice parle beaucoup. Sous prétexte de s'adresser à son fils (et sans se rendre compte que le garçon n'est pas là pour l'écouter, ni que ses propos peuvent difficilement être compris par un enfant de son âge), il discourt sur sa conception pessimiste de l'humanité. « La mort n'existe pas. Il y a la peur de la mort, et c'est une chose affreuse. Elle oblige les gens à agir sans nécessité. Comme tout changerait si nous cessions d'avoir peur de la mort ».
Vient alors toute une présentation de la philosophie d'Alexander, personnage qui s'est retiré sur une île pour fuir une civilisation de plus en plus dépourvue de spiritualité. De là, il exerce sur le monde occidental un regard critique, dénonçant une société qui s'enfonce de plus en plus dans le matérialisme et où la spiritualité, seule capable d'élever l'homme, voire de sauver l'humanité, a quasiment disparu.
Or, c'est par la spiritualité que l'humanité sera sauvée, selon Alexander. En faisant preuve de foi, comme celle qui est nécessaire pour arroser, chaque jour, un arbre mort en pensant lui redonner vie. Cette foi que l'on retrouve si souvent dans l’œuvre de Tarkovski.
Or, cette foi se manifeste avant tout par des actes. Et Alexander est un homme de paroles. Des paroles qu'il juge lui-même futiles tant qu'elles ne se transforment pas en actions. Et il se reproche d'être un intellectuel jugeant le monde, et non pas un homme d'actions. « Words, words, words », dit-il en citant le Hamlet de Shakespeare.
C'est d'ailleurs là, peut-être, le grand sacrifice que doit accomplir Alexander : le sacrifice des mots. Les dernières paroles qu'il prononce dans le film sont : « se taire ». Alexander le discoureur comprend que la force des mots résident aussi dans leur rareté, que le Verbe est unique et doit aussi être préservé.


Le Sacrifice est un film apocalyptique, baigné dans cette peur de la guerre nucléaire si caractéristique de l'époque de la Guerre Froide. Les avions menaçant que l'on entend survoler l'île et qui font trembler les murs, les informations alarmistes qui arrivent de la lointaine civilisation juste avant que l'électricité ne soit coupée, la panique qui s'empare d'Adelaïde, la femme d'Alexander, (et à laquelle le matérialiste docteur Victor n'a qu'une seule solution à proposer, une piqûre de calmant qui ne fait pas disparaître le problème mais permet juste de vivre avec) : nous sommes bel et bien dans une ambiance de fin du monde, de fin d'un monde pourrait-on dire. Une ambiance encore renforcée par le jeu extraordinaire sur les images. Dans le documentaire qu'il a consacré au tournage du film, Chris Marker affirme que Tarkovski est allé jusqu'à dégrader volontairement de la pellicule pour que cela donne un grain d'image si particulier, celui d'un monde qui est en équilibre précaire au bord du gouffre.
Mais si Le Sacrifice nous raconte une apocalypse, c'est avant tout dans le sens premier du mot, celui d'une révélation. La réaction d'Alexander à l'annonce de cette possible guerre nucléaire est surprenante : « c'est le moment que j'ai attendu toute ma vie ». Et si cette fin du monde lui donnait un moyen pour sauver l'humanité ?
Ce procédé de rédemption sera apporté par un personnage important, typiquement tarkovskien : l'innocent du village, Otto le facteur. Lui dont la philosophie simpliste, basé sur l'idée de profiter pleinement du monde présent sans se préoccuper aucunement ni du passé ni de l'avenir, lui surtout qui est fasciné par les événements paranormaux, propose à Alexander une solution étrange.
Une fois de plus, comme dans Nostalghia, il s'agit de sauver le monde en accomplissant un acte dérisoire. En Italie, il s'agissait de traverser une piscine vide avec une bougie allumée (et cela donnera un des plus beaux plans-séquences de la filmographie de Tarkovski). En Suède, il faudrait coucher avec maria, la servante, réputée être un peu sorcière.
Bien entendu, l'acte de rédemption de l'humanité ne viendrait pas d'une infidélité commise envers l'épouse légitime. Pour en comprendre la portée et la signification, il suffit de comparer les deux couples. Adelaïde, l'épouse, ancienne maîtresse du médecin Victor, n'aime pas Alexander, et tout semble les opposer. A l'inverse, Alexander et Maria forment un couple rempli de tendresse, de respect et surtout d'amour. Et c'est cet amour qui seule peut sauver l'humanité.
Car le sacrifice nécessite l'amour. Il faut aimer l'autre pour donner sa vie pour lui. Comme Alexander pour son fils.


Mais l'apocalypse du film est aussi une apocalypse du doute. La société matérialiste occidentale actuelle est celle qui rejette les vérités fixes pour entrer dans une ère ou tout est douteux. On reprochera à) Alexander : « vous êtes obsédé par cette idée de vérité ». Du coup, tout est instable dans ce monde, les personnages changent régulièrement de vie, de métier (Alexander a été acteur, sa femme lui reproche d'ailleurs d'avoir abandonné le métier), de lieu de résidence (Maria vient d'Islande, Victor va partir en Australie).
Ce doute contamine l'ensemble du film d'ailleurs. Finalement, ce que l'on nous présente comme la guerre nucléaire (sans nous dire précisément qui est concerné, a-t-il réellement lieu ou vient-il de l'imaginaire fiévreux d'Alexander ? Celui-ci se réveille d'un coup pour découvrir que tout est arrangé, l'image a retrouvé alors son grain normal, personne ne parle des événements, comme si rien ne s'était passé.
Du coup, le doute atteint bien entendu le personnage principal. Alexander : prophète ou cinglé ? Ou les deux, tant l'homme spirituel qui agit pour le bien de l'humanité dans son ensemble, par désintérêt de sa propre personne, par don complet de soi, apparaît comme une étrangeté, voire une insanité dans notre monde actuel.


Au milieu de ce monde adulte peu reluisant, écartelé entre les considérations matérialistes des uns et l'impuissance déprimante des autres, un personnage occupe une place à part, c'est le Petit garçon (c'est ainsi qu'il est appelé durant tout le film, sans que l'on connaisse son véritable prénom ou même sans qu'il en ait réellement un ; un prénom ferait de lui un être humain normal, alors que cette désignation en fait un être générique et symbolique). Ce petit garçon, c'est l'innocence. Et c'est peut-être cela qui sauvera l'humanité, en fin de compte. Fait significatif : de tout le film, il est le seul personnage qui regarde le ciel, couché au pied de l'arbre, dans le splendide plan final.
C'est cette innocence qui est saluée par Tarkovski dans la dédicace finale du film. Le Sacrifice est dédié au fils du réalisateur, « avec espoir et confiance ».
L'enfant renvoie bien entendu à l'Enfant Jésus du tableau de Léonard. Plus que le sacrifice d'Alexander, peut-être est-ce là, dans cet enfant, que se situe la vraie figure christique du film. Loin de l'intellectualisme stérile et de l'idiotie matérialiste, il y a l'innocence, la pureté du regard, l'évidente simplicité du rapport au monde.


Ultime des sept longs métrages réalisés par Andreï Tarkovski, Le Sacrifice n'est pas un film-testament mais plutôt un film-somme. On y retrouve tout ce qui fait le cinéma de Tarkovski : des plans sublimes, une réflexion d'une intelligence vertigineuse, la quête d'un mysticisme qui élèverait l'humanité (sans parler forcément d'une religion en particulier, mais plutôt d'un développement spirituel), etc. Beaucoup de scènes font écho à ce que l'on retrouve dans les films précédents, jusqu'à cet enfant qui rappelle inévitablement Ivan, le garçon du premier long métrage du réalisateur.
Le décor naturel est particulièrement bien exploité. Le Sacrifice est tourné sur l'île de Gotland, dans le nord de la Suède, où la végétation est caractéristique du Nord, rase et comme atrophiée. Seuls de très rares arbres peuvent survivre. Or, les arbres sont les symboles évidents de cette spiritualité qui élève l'homme vers le ciel. Mais l'humanité ressemble plutôt à cette herbe atrophiée qui préfère rester au raz du sol, battu par les vents. Du coup, l'arbre planté par Alexander au début du film n'en paraît que plus visible, plus flagrant au milieu de cette herbe battue par les vents. Cependant, il s'agit d'un arbre mort...
Film très personnel, Le Sacrifice reste parfois hermétique, mais comme pour chaque long métrage de Tarkovski, il est totalement possible d'apprécier le film sans chercher à le comprendre. Ici comme dans ses autres films, le réalisateur russe s'adresse avant tout à nos émotions plus qu'à notre intellect. Plonger dans le film, c'est faire l'expérience d'une poésie rare, qui nous touche au plus profond.
Le Sacrifice est l'ultime chef d’œuvre de Tarkovski, et son image finale est d'une telle beauté qu'elle clôt avec une puissante émotion l'une des filmographies les plus exceptionnelles de l'histoire cinématographique.

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le 16 juin 2018

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