Tout ce que je sais, c'est que des fois, tu me manques tellement, que j'ai envie d'en crever tant ça fait mal. Il fait nuit sur les montagnes de Brokeback, le feu crépite et éclaire une nature déjà endormie. Les deux hommes regardent la nuit étoilée et l'eau calme de la rivière dans laquelle ils ne pêchent rien d'autre que des souvenirs douloureux et évanescents. Le silence gêné de l'un épouse bien la langoureuse et tragique attente de l'autre. La blondeur âpre du premier n'efface pas la candeur inespérée du second. Entre eux, rien de commun, à part cet amour insoutenable, intolérable, invivable. La scène fait l'effet d'un énorme coup de poignard dans la poitrine. Derrière les longs et larges plans de Ang Lee sur ce Wyoming grandiose, c'est une tragédie qui défile sur l'écran, un drame dont les héros ne sont que les jouets à peine consentants, objets d'un fatum insupportable. Quand ces deux hommes, quatre ans auparavant, tombaient amoureux lors d'une éphémère traversée des montagnes à la poursuite des moutons d'un propriétaire terrien texan, l'idylle naissait dans l'intimité des grands espaces, dans le silence du vide et dans la froideur des nuits sauvages. Bientôt, la passion se laisse gangrenée par la société texane, ses faux-semblants, sa misère, sa tranquillité sans espoir et ses crève-coeurs. Empêtrés dans des vies absurdes, artificielles, annihilantes, c'est lors de fausses parties de pêche organisées deux fois par an que les amants font l'amour, dans cette oppressante nature illimitée, dans des parenthèses enchantées et toujours trop courtes, bien loin de leurs familles, de leurs gagne-pains et de leurs mensonges. Ces rares instants de vérités, entrecoupés par ce qui nous semble être des éternités de compromissions, érodent bientôt les deux héros, amers et résignés, et les amènent vers une fin aussi tragique que de toute beauté.
Derrière un chef-d'oeuvre de cinéma et de sensibilité, de nombreuses questions se posent, et notamment celui de l'impossibilité de l'autre et de cette barrière cruelle dressée entre deux êtres qui s'aiment. Aussi, le film dissèque l'idée même de secret. Cette idylle dissimulée semble être un secret sans cesse découvert à l'écran et qui paraît même, dans les derniers plans du film, ne plus exister réellement comme si intuitivement chaque personne connaissait la réalité, et savait intimement la véritable nature de la relation des protagonistes. A ce titre, le coup de fil d'Ellis à la veuve de Jack, le passage chez les parents du défunt et la scène finale entre Ellis et sa fille paraissent transcender le secret pour en arriver à une forme de résilience dont les contours restent flous et ambigus. Le film est brillamment mis en valeur par des acteurs et actrices fabuleux au jeu étourdissant, et aussi par une vraie empreinte cinématographique qui rappelle Sur la route de Madison dans cette réelle esthétique bucolique et pastorale. Mieux, il y a de l'universel dans cette situation pourtant très particulière, et qui pourtant ne se complaît pas dans un communautarisme forcené : il y a de l'universel dans cette éternelle tristesse provoquée par l'absence de l'Autre.