L'une des questions philosophiques les plus profondes évoquées par cette nouvelle excellente série de Ryan Murphy (c'est assez rare pour être noté) rappelle d'une certaine façon à mon esprit pourtant athée l'un des extraits les plus profonds des Evangiles, premier livre du Nouveau Testament. Jésus-Christ, alors qu'il accomplit un certain nombre de miracles et répand sa bonne parole à travers l'ensemble du monde juif, est témoin d'une scène qui est assez banale à cette époque lointaine : une femme est condamnée à la mort par lapidation pour adultère. Il faut rappeler que le crime d'adultère est dans le monde romain et au sein du peuple juif l'une des infractions les plus graves, menaçant dans leur esprit la totalité de la filiation, le privilège de la patrilinéarité ainsi que son ordre social dans son ensemble. Bien sûr, la moralité est relative : les notions de Bien et de Mal se transforment en permanence. La morale iranienne n'a rien à voir avec la morale française, et la morale française actuelle ne dispose de rien de commun avec celle d'il y a un siècle et se métamorphosera radicalement dans un siècle, peut-être pour le pire (de notre point de vue), si tant est que chaque français a le même sens moral que son voisin, ce qui n'est pas le cas. Il faut donc dire les choses en face : l'adultère, à l'époque, est aussi grave, voire plus, qu'un viol sur mineur aujourd'hui. Et alors que cette pauvre femme est sur le point d'être exécutée, Jésus prononce, à l'adresse des bourreaux, cette phrase restée célèbre : Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. Bien sûr, les bourreaux, qui se souviennent des actes de leur propre vie, se rendent bien compte qu'ils ont commis des actes contraires à la morale, même minimes. Ce réflexe est absolument crucial et novateur en ce sens. Il s'agit de passer au prisme moral la totalité de sa propre vie et de s'abstenir de condamner autrui. Quel progrès fondamental dans un monde archaïque fondé sur la vengeance et la violence : ne jamais juger si l'on n'est pas pur soi-même. Le cycle de la haine est alors brisé. Mais le mythe va plus loin ! Jésus, qui est l'une des hypostases de Dieu, et donc de la perfection, le seul apte à juger autrui, se dirige vers la femme adultère, se penche vers elle (Dieu qui se penche face à une pécheresse!), l'aide à se redresser et la laisse partir en lui disant : Va et ne péche plus. Jésus pardonne, donc, et surtout sans aucune contrepartie : la femme adultère n'a jamais demandé pardon pour son crime et ne l'a jamais sollicité. Pourtant, celui-ci lui est donné quand même. Mieux que ça, Jésus-Christ la laisse partir, lui rend sa liberté, rappelle l'interdit moral, certes, mais sans ne jamais penser à demander des garanties. Bref, la théologie chrétienne vient de révolutionner la philosophie occidentale, et même européenne : le pardon, en plus d'être un devoir obligatoire pour les Chrétiens, est altruiste et inconditionnel. Imaginez maintenant Dieu intervenir en face d'une prison et libérer un violeur du joug de l'administration pénitentiaire au XXIème siècle. Cela serait impensable.
Aujourd'hui, et la série de Ryan Murphy le démontre assez bien, nous sommes très éloignés de ce pardon là. La focale s'est déplacée du pécheur vers la victime, le martyr moderne par excellence, engendré par le mariage désagréable entre la fausse empathie et la sensiblerie facile. Non seulement il n'est plus obligatoire, mais il n'est plus non plus altruiste comme le témoignent les conseils des psychologues en carton pâte et les magazines féminins en papier crépon. Quand on pardonne, ce n'est plus pour l'autre, mais pour soi : apaiser son coeur et ne plus se consumer dans la colère. Surtout, le pardon n'est plus un acte de générosité mais un contrat : pour être pardonné, il faut s'excuser, regretter et réparer. Et encore, même après cela, on n'est plus vraiment sur d'être réhabilité. Albert Camus l'exprimait déjà très bien : aimer la justice, au sens de rétribution (si tu agis mal, tu es puni), c'est renoncer à l'amour. L'amour, lui, ne demande ni vengeance ni équité : il est un acte de grâce absolu (chez les catholiques, il ne s'agit que d'une volonté individuelle, chez les protestants, la grâce et le salut sont prédestinés). Le cas de Jeffrey Dahmer est donc à ce titre extrêmement intéressant, et Ryan Murphy, dans l'épisode finale magistral, nous pousse à nous poser la question de la grâce. Celui qui a assassiné des hommes innocents, homosexuels et souvent noirs, après une profanation corporelle d'une gravité radicale, le Cannibal de Milwaukee, peut-il être pardonné ? Et comment cela peut-il se manifester ? Est ce qu'une absolution dans la croyance en Jésus suffit, et donc derrière cela, la volonté réelle d'atteindre la rédemption ? Ou faut-il une justice, et donc une vengeance ? La question reste ouverte et questionne fondamentalement notre capacité sociétale à penser la rédemption, et sa possibilité. Parce qu'avoir de l'empathie pour les victimes est finalement donné à tout le monde ou presque : personne ne peut ne pas être horrifié par le viol et le meurtre d'une personne humaine. Il faut un degré d'empathie supérieur pour essayer de comprendre ceux qui font le "Mal". Il est davantage humain de pardonner Jeffrey Dahmer que de plaindre les hommes morts, et c'est surtout une convention sociale aisée, permettant même aux plus médiocres de se faire mousser en société. En réalité, Murphy a été indéniablement habile dans le traitement de l'affaire Dahmer : il réussit à insuffler une humanité à tous les personnages, les victimes évidemment, mais également le criminel et sa famille. A ce titre, le jeu d'acteur d'Evan Peters, son effrayante beauté et surtout la performance extraordinaire de Richard Jenkins, l'interprète du père du tueur, sont exemplaires. Du grand art, servi par une belle photographie et une très bonne mise en scène.
La série évoque, sans apporter de réponse réelle, les raisons des actes malfaisants de Jeffrey Dahmer. Volontairement, elle lance des pistes contradictoires et perd un peu le spectateur, sans doute pour lui faire comprendre le mystère extraordinaire du phénomène atroce des serial killers. Dahmer explique qu'il n'est pas fou (thèse confirmée par la criminologie mais que Murphy, à raison, remet en doute dans la mise au point du jeu de Peters qui oscille entre manipulation cynique et désaxage complet) et qu'aucun évènement n'explique ses passages à l'acte, disant clairement qu'il est né ainsi. A ce titre, sa condition humaine est innée et semble gravée en lui, que ce soit dans ses gènes ou dans des lésions cérébrales. Difficile de ne pas faire un lien avec la prédestination calviniste et de Saint Augustin : le péché originel est ancré profondément dans l'humanité de Dahmer, à l'avance, et l'obtention du salut n'est pas en son pouvoir. Il est tel qu'il est parce que Dieu (ou le Diable, ou la Nature, ou la génétique, ou ses hormones) l'a décidé avant que lui ne puisse faire quoique ce soit. D'autres théories, plus contextuelles, sont avancées. Il y a la fameuse opération des amygdales et les complications qui s'ensuivent, à la suite de laquelle Dahmer n'aurait plus jamais été le même. La question du traitement à base de barbituriques pris par la mère du tueur en série lors de sa grossesse a également été évoqué, et il est vrai que le personnage maternel, à la fois fantasque et en même temps paradoxalement très touchant, ainsi que le divorce compliqué de cette dernière avec le père de Jeffrey, semble être l'une des clefs de compréhension du phénomène. La remise en cause bouleversante du père, qui ne comprend pas son fils, court à son propre bonheur, l'initie à des plaisirs dangereux sans s'en rendre tellement compte, et ne parvient pas à comprendre la véritable nature des faits de son fils, m'a vraiment touché. L'homme aime indéniablement son fils, de manière déraisonnée, et lui pardonne tout en mourant de honte et en prenant sur lui les fautes de son propre sang, admettant même avoir été (comme beaucoup d'hommes en réalité) l'objet de pulsions sadiques particulières, sans ne jamais être passé à l'acte. Le jeu de Richard Jenkins est donc une véritable claque : parfois agaçant et pathétique, il fait prendre conscience que le proche de l'agresseur souffre autant que le proche de la victime, et de manière plus clandestine et culpabilisante. Il est une victime aussi.
Là où la série est une très grande oeuvre d'art, c'est aussi par sa volonté de comprendre le phénomène Dahmer sous le prisme sociétal. Faut-il le rappeler, Jeffrey Dahmer fait partie de ces nombreux tueurs en série particulièrement nombreux aux Etats-Unis dans les années 70-80. Le phénomène n'est pas nouveau et a sans doute existé de tout temps, mais clairement, la société américaine de ces années a été particulièrement prolixe en cette triste matière. Longtemps, un lien a été établi entre le phénomène des serial killers et le protestantisme. Le rapport n'est pas aussi incongru qu'il n'y parait : les Eglises réformées, en prônant un rapport direct entre Dieu et le croyant, sans l'intermédiaire du clergé et du latin/grec, et aussi par son rapport déterministe au salut, ont permis l'affranchissement totale de l'individu face au collectif. Cela a eu de très bons côtés : les églises "quakers", baptistes et méthodistes ont permis l'enseignement de masse, le décollage économique radical des pays anglo-saxons et aussi la mise en place de la liberté de conscience, et donc de la démocratie. Toutefois, l'individualisme a aussi deux grands effets pervers : l'anomie profonde (la peur du déclassement, la misère importante économique, affective et sociale, ...) et l'absence de contrôle des uns sur les autres. Le rapport à la sexualité est aussi très particulier, tant le protestantisme calviniste a enfanté du puritanisme, dans les Eglises congrégationnistes et presbytériennes, et donc à une misère sexuelle. Ce malaise sexuel, dans une société capitaliste libre où la pornographie, la prostitution et l'amour extra-conjugal se développent à une vitesse grand V (ce qui est logique dans les familles nucléaires individualistes), conduit à des conduites sexuelles dangereuses et particulières, que l'on trouve bien moins dans les pays traditionnellement catholiques. Un autre grand pays actuel, l'Afrique du Sud, pays protestant et calviniste, dont la sociologie et l'histoire se rapprochent beaucoup de celle des Etats-Unis (il suffit de penser aux points communs entre ségrégation et apartheid), connaît depuis 2000 une explosion des cas de tueurs en série, dans des proportions comparables à celle des Etats-Unis. L'Australie elle-même, à un degré moindre, connaît le phénomène. En Europe, qui est considérablement moins touché que les Etats-Unis par cette question (le taux d'homicide moyen est en Europe de 1,2 pour 100 000 habitants contre 5 aux Etats-Unis et 10 en Russie), le Royaume-Uni et l'Allemagne font la course en tête, et la France, pays catholique influencé par le protestantisme, n'arrive qu'en troisième position. Le lien est donc loin d'être idiot. Toutefois, cela ne suffit pas. Certains pays luthériens n'ont pas ce soucis, tels que la Scandinavie, les Pays-Bas ou la Suisse. Et d'autres pays, dont on découvre qu'ils ont dissimulé des cas de tueurs en série, considérés comme un mal purement occidental, présentent des serial killers qui rivalisent clairement avec les notres, tels que la Russie, l'Amérique du Sud et, de manière moins forte mais tout de même notable, de la Chine (beaucoup moins de l'Inde, même si cela semble faire son chemin). De la même façon, le Maghreb et les pays du Golfe de Guinée commencent à se doter de polices destinées à lutter contre le phénomène. Bref, des tueurs en série, il y en a partout, non pas de manière strictement égalitaire, mais ils deviennent clairement un phénomène mondialisé. Mais pourquoi Jeffrey Dahmer fut possible aux Etats-Unis dans les années 70, comme d'autres furent possibles en Russie en 90 ? Ryan Murphy, de manière très intelligente, tente d'y répondre dans la bouche du prêtre des derniers épisodes, avec une vision matérialiste de la situation.
Et il faut dire que la criminologie lui donne en partie raison. Quel est le point commun entre les Etats-Unis d'Amérique protestants, l'immense Russie orthodoxe, la Chine communiste et l'Amérique du Sud catholique ? Et bien, la grande taille. Murphy souligne assez intelligemment que le développement du réseau routier a été une des causes du développement du phénomène. Jack Kerouac n'a pas accouché que de braves hippis new age, la criminalité se développe plus facilement dans des vastes contrées, dans des Etats fédéraux dotés de polices locales (souvent corrompues, c'est aussi vrai à Los Angeles, à Milwaukee que sous Eltsine) non coordonnées et formées à la complexité de la criminalité, non encore en communication et parfois en rivalité, dans lesquels il est très facile de passer d'un Etat à un autre en un clin d'oeil par la voiture. De la même façon, l'urbanisation croissante a conduit des masses de gens à s'installer dans des villes denses en terme de population, où l'anonymat et l'individualisme ont conduit à une atmosphère de non-contrôle social, de développement de milieux interlopes nocturnes, de libération sexuelle (homosexualité, relations extra-conjugales, prostitution, ...), de consommation de drogues (épidémie de crack, ...) et même de formation de ghettos. Murphy a mis à ce titre le doigt sur un point sensible : la condition des Noirs fut une des clefs d'explication du phénomène Dahmer. Ces gens anonymes, que la police raciste méprise, dont les disparitions ne sont pas des sujets, surtout quand ils sont homosexuels, que l'on ne recherche pas, que l'on ne croit pas et pour lesquels les forces de police n'interviennent pas, sont des cibles de choix. En réalité, Dahmer n'a pas tué des Noirs par racisme : il l'explique lui même, il est attiré par la beauté et a frappé des Blancs, des Noirs, des Latinos, des Asiatiques, des hétérosexuels et des homosexuels, pourvu qu'ils l'attiraient. De fait, Dahmer souffrait de paraphilie, une déformation de sa libido le conduisant à aimer les viscères, les cadavres et le sadisme. S'il s'en est pris à des Noirs, c'est parce qu'ils constituaient des cibles faciles et que l'impunité était assurée. Il en allait d'ailleurs de même de beaucoup d'homosexuels, surtout en pleine épidémie de SIDA, et puis des victimes de serial killers hétérosexuels : des prostituées, des racisées ou des jeunes filles seules (le cas d'Elizabeth Short, le Dahlia Noir, en est un exemple frappant). Ryan Murphy réussit donc à faire comprendre l'impossible à première vue : le coupable n'est peut-être pas tant Jeff Dahmer que la société qui, par son modèle civilisationnel et sa conception de l'Humanité, a permis l'émergence des tueurs en série. Il convient de noter qu'une autre hypothèse avancée par la série vient confirmer cela, avec intelligence : l'épidémie des tueurs en série dans les années 70-80 intervient après la Seconde Guerre Mondiale, la Guerre de Corée et du Vietnam. Les soldats traumatisés, revenus des combats, furent souvent des pères démissionnaires, violents et alcooliques. L'ensemble des tueurs en série furent, le cas de Dahmer faisant presque exception, victimes de violences physiques, psychologiques et sexuelles dans leur enfance. Dahmer, quant à lui, fut l'enfant d'une famille décomposée par le divorce et le désir marchand. Les victimes ne sont pas que celles du Cannibal de Milwaukee : elles furent aussi celles des Etats-Unis d'Amérique.