En 1954, en plein maccarthisme, en pleine période de chasse aux sorcières rouges jusque dans les chiottes des studios de cinéma, sortait sur le territoire américain un film particulièrement osé qui s'employait à embrasser trois grandes causes : la lutte contre l'exploitation des travailleurs, la lutte contre le racisme, et la lutte contre les discriminations sexistes. En épousant le mouvement de révolte de mineurs mexicains dans une ville du Nouveau Mexique, Herbert J. Biberman dressait le portrait étonnamment subtil d'une grève à l'intersection de nombreuses revendications. La censure n'autorisa toutefois son exploitation (limitée) en salles qu'à partir de 1965.
Il était donc possible, il y a 65 ans, dans un climat de censure clairement établie, de dénoncer des injustices liées au capitalisme, au racisme et au machisme sans que le pamphlet ne vire entièrement au tract politique dogmatique. La dimension humaniste qui irrigue Le Sel de la Terre est sans aucun doute fondamentale dans cet équilibre entre plaidoyer contre l'injustice et description des conditions de vie. Il y a de quoi rester stupéfait devant la capacité d'un tel film, dont la composante militante est loin d'être anodine, à conserver une grande part de nuances, loin des sentiers manichéens. L'irruption dans le récit de la question féministe en est le plus bel exemple, car l'implication des femmes dans le mouvement de grève qui concernait au départ les hommes travaillant dans les mines se fera dans la difficulté, les grévistes étant dans un premier temps réticents à une telle prise de pouvoir. Mais la participation des femmes se révélera très vite fondamentale, aussi nécessaire qu'efficace dans la structuration globale du mouvement. Les piquets de grève peuvent donc, en effet, être tenus par des femmes.
Du point de vue de l'histoire des idées et du cinéma, je serais curieux de trouver un antécédent à cette œuvre, croisant autant de points de vue à caractère social qui résonnent très fortement et très clairement encore aujourd'hui. Revendications liées à l'égalité des salaires, à la sécurité au travail, et aux conditions de vie décentes : des thématiques qui donnent une idée de la "dangerosité" de Biberman, raison pour laquelle il fut emprisonné dans les années 50, pour avoir refusé de répondre à la commission d'enquête parlementaire sur les activités antiaméricaines.
Mais il n'y a pas vraiment d'amertume dans Le Sel de la Terre : au contraire, si la mise en scène peut sembler un peu pataude par moments (l'interprétation est plutôt inégale, entre acteurs professionnels et non-professionnels), empreinte d'un néoréalisme toutefois dénué de misérabilisme, les intermèdes comiques sont réguliers et empêchent le film de s'enfermer dans la diatribe pure. C'est notamment le cas lorsque les femmes se retrouvent emprisonnées et lorsque les hommes se retrouvent seuls à la maison à devoir assurer les tâches ménagères : faire la vaisselle, la lessive, s'occuper des enfants, etc. Ils se rendent compte, enfin, de la pénibilité de ce travail et de la nécessité de certaines choses — qui faisaient l'objet de revendications de la part de leurs compagnes depuis longtemps.
Il est aussi beaucoup question de divisions dans la lutte, et du profit que savent en tirer les patrons : il y a ceux qui souhaitent faire grève et les autres, il y a ceux qui considèrent les revendications des femmes légitimes et les autres, etc. Les uns d'un côté, et les autres de l'autre, toujours. De ce fait, la masse ouvrière se scinde d'elle-même en multiples fragments et la confusion ainsi générée ne profite jamais à quelque partie que ce soit. Face aux intimidations et arrestations multiples, seule la détermination des ouvriers (et surtout des ouvrières) permettra de résister. En-cela, Le Sel de la Terre propose une vision beaucoup moins masculine et virile de la lutte, comme pouvait le proposer un film comme Sur les Quais sorti la même année.
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