Le crépuscule d’un Dieu
En invitant le spectateur dans les intérieurs et l’intimité d’un personnage historique au moment où son pays bascule, Sokourov ne cherche pas la facilité ou le voyeurisme. Sur bien des points, sa...
le 3 juin 2014
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Après Moloch et Taurus, Sokourov décide de poursuivre son travail de (dé)construction du culte de la personnalité propre aux figures marquantes du XXème siècle. Pour ce faire, le cinéaste opte une fois encore pour le prisme de l'humain afin de mieux cultiver la porosité des frontières entre le mythe et l'Histoire.
Cette histoire est celle de l'Empereur Hirohito ou plutôt celle de ses derniers jours en tant qu'être divin, en tant qu'arahiyogami (divinité à forme humaine). Nous sommes alors en 1945, un Japon obscurci par l'occupation, la capitulation est imminente. Après une chute à la beauté pathétique de Lénine dans Taurus, nous pouvions légitimement penser que la direction du film serait somme toute identique, qui plus est au regard des événements. Pourtant il n'en sera rien.
Certes Le Soleil est un film sur le déclin, celui d'un empire, celui d'une divinité, et plus encore celui d'une civilisation. Mais c'est aussi et paradoxalement la naissance d'un homme que nous donne à voir l'élève de Tarkovski. Diplômé d'Histoire, la véracité des faits relatés n'est pourtant pas prioritaire, elle n'est pas la prétention de ce cinéma du sensible et des illusions révélatrices. La politique est alors une ambiance, une couleur, un regard, des textures. Dès lors, exit la responsabilité politique de l'empereur, idem des effets de la guerre au sens strict. Le spectateur devra se contenter de quelques rares plans "apocalyptiques" en extérieur suffisamment mémorables et poétiques pour ne pas en redemander. Des tableaux où le soleil n'est plus, où la noirceur gangrène absolument tout. Un monde de la guerre, un monde du divin mais avant toute chose celui de la lumière d'un humain.
Comme dans ses deux précédents longs-métrages, Sokourov nous propose deux décors distincts, deux huis clos pour mieux en extraire l'essence animée, peinture d'émotions. Tout se dévoile ainsi dans l'étroitesse d'un modeste palais royal secondée par la magnificence et luxuriante "salle de discussion" en compagnie d'une autre icône en la personne de MacArthur. Ces lieux tantôt grandiloquents tantôt intimes nous rappellent et confirment que Sokourov est un des artistes actuels les plus influencés par Tarkovski. L'âme comme rayon solaire aussi puissant qu'infime, révélateur de l'ineffable auquel l'histoire ne peut prétendre à elle seule. La caméra est lente, le détail est touchant, elle révèle le sensible. On prend son temps, on dissèque, on observe, on ressent et on comprend. L'admirable est omnipotent. Une statuette de plomb de Napoléon, un album photo, une tablette de chocolat, tout est lourd de sens, d'une simplicité magnifiée. Une mise en scène des sentiment s’avérant d'autant plus pertinente qu'elle révèle l'enfant qui est en Hirohito, l'enfant incarnant l'être du sensible par excellence.
L'Empereur Hirohito doit capituler, plus encore il doit renoncer à sa condition d'être divin, accepter d'être un homme à ses yeux comme aux yeux du peuple japonais. Embrasser la mort pour que l'enfant subsiste au même titre que la vie. Le poids de l'Histoire, de la famille, le poids du peuple sur les épaules d'un être trop humain, faible et dépassé. Tel un enfant il a ses héros, ses icônes avec Darwin, Napoléon et Lincoln mais n'est doué ni en science ni en politique, encore moins en stratégie militaire. "Poète" à ses heures perdues, il est fasciné par le cinéma occidental mais s'en cache tel un enfant dans sa chambre. Son kimono, il le troque contre un costume d'une autre civilisation, d'une autre époque. Pitoyablement accueilli par les photographes américains dont l'arrogance n'a d'égal que leur ignorance, Sokourov nous donne à voir un empereur profondément misérable, beau par là même mais doutant, doutant de sa divine essence. L'ère d'un dieu est révolue au profit de la victoire des icônes de circonstance. Ce sont ces icônes de l'histoire qui parcourent en détail ce film. Ces mythes, légendes et figures idolâtrées comme rejetées. Hirohito est alors cet être en pleine (re)construction, un enfant comme le soulignera MacArthur en lui offrant du chocolat (chose courante lorsque l'armée américaine était face à des enfants à la libération).
Coupé du réel mais conscient de sa condition, l'empereur acceptera son humanité comme sa défaite. L'enfant devenant alors adulte. Une acceptation de soi dans l'adversité. Une libération mais aussi un sacrifice que le peuple japonais n'est peut-être pas prêt à accepter. Car à travers son film, Sokourov ne saisit pas seulement l'humain qu'il y a en l'Empereur, il nous présente le Japon dans son entièreté au détour de regards, gestes et réactions brèves de personnages a priori insignifiants.
Un tournant historique, une confrontation entre deux mondes, la fin d'une ère, la naissance d'un homme et la mort d'un dieu sont autant de thèmes parmi d'autres rendant ce film incontournable par bien des aspects. La déconstruction aussi sublime qu'inévitable d'un dieu sensible et, dès lors, la possibilité de lui octroyer une nouvelle forme d'éternité par l'art lui-même.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Merci de m'éclairer (2016), Les meilleurs films des années 2000, Pas de sondage et pas de badge #2 : Alexandre Sokourov, Les meilleurs films d'Alexandre Sokourov et Les meilleurs films russes
Créée
le 28 juil. 2016
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