Le film noir nourrit très souvent son intrigue d’une romance, et plus particulièrement d’un triangle amoureux : une passion qui vient déstabiliser les règles immuables et contraignantes d’un monde généralement violent, le protagoniste s’entichant de la femme fatale, compagne officielle d’un grand gangster (Criss Cross, de Siodmack lui-même, Gilda, etc. )
Le suspect joue sur ce créneau une partition singulière, d’une modestie assumée : on y voit un homme honorable, d’un âge avancé (Charles Laughton, superbe et touchant) s’attacher à une jeune femme dans une relation amoureuse mais platonique. Alors que le spectateur habitué à la codification du film noir cherche d’emblée mensonges et manipulation, le récit n’offre de ce couple qu’une spontanéité réciproque. On pense à cette simplicité particulièrement touchante qu’on retrouvera dans le Brève Rencontre de David Lean l’année suivante.
En guise d’opposant, le syndicat du crime est remplacé par une force au moins aussi nocive : l’épouse acariâtre, bien décidée à pourrir l’existence de son mari après avoir fait fuir leur propre fils. Ayant compris qu’elle n’aurait pas droit à autre chose qu’un respect des conventions, elle brandit la menace du scandale pour nuire à la réputation de la jeune femme, avec laquelle il n’avait pourtant pas franchi le pas.
Le drame se joue donc dans un mouchoir de poche ; par la grâce des comédiens, l’authenticité des situations, tout fonctionne parfaitement, et permet au pire d’advenir.
(la suite contient des spoils)
Car là où le film noir joue souvent de caricatures pour lesquelles on tremble assez peu, Le Suspect a pris soin d’incarner ses personnages. Le meurtre de l’épouse résonne ainsi comme une vengeance qui penche clairement du côté du meurtrier à qui serait offerte par la suite la possibilité d’une vie en accord avec ses désirs qu’on juge légitimes.
Mais le piège se diffuse sur le long terme : alors qu’il a tué pour sauver la femme qu’il aime, la suspicion salit même ce geste en meurtre prémédité pour se débarrasser de l’épouse gênante. Un élément supplémentaire présentant le suspect comme une victime. Tout est toujours question de point de vue : entouré de rapaces et de crapules (les amies de son épouse, les pique-assiettes lors de l’enterrement, le voisin qui va vouloir le faire chanter), Philip devient un monstre, mais nous peinons toujours à prendre nos distances avec lui. Ainsi de ce très bel échange où le voisin, ravi de lui annoncer qu’il va le rançonner, ignore qu’il est en train de mourir sous les effets du poison.
Philip est toujours à la croisée de deux mouvements opposés : la générosité par le sentiment de la justice pour l’autre, et la violence par la mise à mort de ceux qui leur veulent du mal. Alors qu’on voit clairement la machine s’emballer, on croit de moins en moins à la possibilité d’un amour simple comme celui dont il avait modestement rêvé.
Mais le spectateur sera, en un sens, récompensé d’avoir pris parti pour lui : comme lui, le policier qui lui tend un piège a fait le pari sur son humanité et sa conscience : et c’est par elle qu’il finira par se rendre, achevant le portrait d’un homme bon emporté par la méchanceté du genre humain qui l’entoure.