Auréolé d'une Palme d'or surprise reçue en 1985 pour ce qui n'était que son deuxième long métrage, Papa est en voyage d'affaires, Emir Kusturica est revenu à Cannes trois ans plus tard présenter Le Temps des gitans, un film où son style personnel est nettement plus affirmé, mélange de description réaliste d'un monde sordide et de plongées dans le merveilleux et l'imaginaire. Un peu comme si le De Sica néoréaliste rencontrait le Fellini d'Amarcord, avec une petite pointe onirique façon Tarkovski.
Le Temps des Gitans nous plonge dans une communauté gitane de Yougoslavie. Le cadre de vie est sinistre : un bidonville où des cabanes qui tiennent à peine debout se dressent tant bien que mal sur un terrain vague boueux. L’univers social dans lequel évolue le film est d’un triste réalisme : Kusturica, qui connaît bien le monde des Gitans, nous le décrit avec précision, jusque dans l’emploi de la langue, puisque le film a été tourné dans une des langues tsiganes.
Mais cette réalité sinistre n’empêche pas l’arrivée de l’humour et de l’onirisme. Kusturica se fait spécialiste de ces plans amples où les personnages semblent se déplacer d’un lieu à l’autre comme par magie. De même les scènes de lévitation, qui seront une caractéristique du cinéaste, se retrouvent déjà aux moments clés du film. Au milieu de ce monde de boue, la magie et la douce folie illuminent un quotidien gris.
L’humour, la magie et le drame ne se succèdent pas chez Kusturica, ils coexistent en même temps, chaque composante augmentant la force de l’autre. Par exemple, la présence d’humour élèvera l’intensité dramatique d’une scène.


La réalisation de Kusturica est souvent qualifiée de baroque. Il faut constater que le film nous livre un monde avec un luxe de détails que d’aucuns pourraient juger inutiles mais qui construisent l’univers du film en lui donnant cette tonalité si particulière qui est souvent comparée à celle de Fellini.
L’autre élément baroque dans Le Temps des Gitans, c’est le mouvement. La caméra bouge constamment, en de longs panoramiques ou d’amples travellings. Le plan-séquence qui ouvre le film et sur lequel défile le générique, n’est pas sans rappeler celui qui ouvre Affreux, sales et méchants, le chef d’œuvre d’Ettore Scola. Ce mouvement est essentiel aux films de Kusturica : le cinéaste serbe filme la vie dans tout son foisonnement, et pour lui la vie c’est le mouvement.
Et ce mouvement se fait latéralement, mais aussi de bas en haut. Il y a constamment un aller-retour entre le ciel et la terre, entre la vie matérielle embourbée dans la glaise et le monde spirituel et magique (c’est là que l’on peut sentir l’influence tarkovskienne). D’où ces deux images qui peuplent les films du cinéaste : celle de la lévitation, et celle de la pendaison (où le pendu, pour une raison ou pour une autre, monte et descend avec sa corde, image que l’on retrouve aussi dans Arizona Dream et Underground). Une image qui est ici d’autant plus importante que le titre original du film (Dom za vechanje) signifie littéralement « Une maison pour se pendre » et constitue finalement un résumé du film.


Parce que Le Temps des Gitans raconte l’histoire d’un jeune homme, Perhan, qui veut épouser la belle Azra. Mais la mère de la jeune femme s’oppose à cette union, sauf si Perhan obtient une bonne situation. Or, il suffit de quelques plans pour comprendre que l’horizon de la réussite sociale est bouché : nous sommes ici totalement en marge d’un monde qui permettrait une élévation du niveau de vie. La seule solution pour s’en sortir, c’est… la mafia gitane qui écume l’Europe de l’Ouest avec l’exploitation des enfants pour la mendicité et des jeunes femmes pour la prostitution.
Et voilà notre innocent Perhan, qui ne sait pas comment embrasser une fille, tiraillé entre l’amour qui élève et le crime qui rabaisse. D’où cette image forte du corps de jeune homme qui essaie de se pendre à la corde d’une cloche et qui monte et descend sans cesse, symbolisant cette alternance entre aspirations élevées et problèmes terre-à-terre.
Perhan est un personnage qui résume en lui-même le cinéma de Kusturica. Il porte en lui le drame, l’humour, l’onirisme (les scènes de rêve du Temps des Gitans comptent parmi les plus belles du 7ème art, en particulier celle de la fête de la Saint-Georges, avec la sublime version d’Ederlezi composée par Goran Bregovic), la magie (Perhan a la capacité télépathique de déplacer des objets à distance), et même la musique.
La musique a une place essentielle dans le cinéma de Kusturica. Dans Le Temps des Gitans, comme dans Arizona Dream, Underground, La Vie est un miracle ou Chat noir chat blanc, les fanfares sont omniprésentes, le chant et la danse font partie des moments qui permettent d’embellir une existence morne et sinistre. C’est que la musique est un élément indispensable pour le cinéaste lui-même : après le succès critique de Papa est en voyage d’affaires, ne sachant trop sur quel film enchaîner, le réalisateur s’était mis à la musique, et il y reviendra plus tard avec le No Smoking Orchestra dans lequel il joue actuellement.
Avec Le Temps des Gitans, le cinéaste commence une collaboration orageuse (pour trois films, jusqu’à Underground) avec le compositeur Goran Bregovic. Le résultat est sublime, que ce soit pour la fameuse version d’Ederlezi ou pour cet air entêtant d’accordéon qui accompagne le personnage de Perhan et offre des moments de douce mélancolie.
L’ensemble forme un résultat formidable. Sans être encore aussi génial qu’Underground, qui constituera le sommet de la filmographie de Kusturica, Le Temps des Gitans est un film magnifique, une fresque qui fait naviguer son spectateur entre rires, larmes et rêves.


Article paru dans LeMagDuCiné

SanFelice
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le 26 mai 2019

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SanFelice

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