Après Le Goût de la cerise, Abbas Kiarostami poursuit ses pérégrinations dans les montagnes iraniennes. C'est dans ce paradis terrestre où règne « l'abondance de dieu » qu'il prolonge ses réflexions sur la mort.
L'intrigue du Vent nous emportera se déroule cette fois encore plus à l'écart des sentiers battus, puisque c'est dans un village au cœur du Kurdistan iranien que se rend le personnage principal, dénommé « l'ingénieur » – on comprendra plus tard que l'homme est en fait journaliste, et qu'il est venu avec son équipe de tournage, ce qui nous fera inévitablement penser à Buñuel, qui pour tourner Terre sans pain se rendait dans la région reculée des Hurdes. Le film s'ouvre sur une voiture qui serpente dans les montagnes, lacet après lacet. « Qu'est ce qu'il y a après ? » demande l'un des membres de l'équipe. « Rien » lui répond un autre. Rien que des arbres isolés.
Arrivé au village l'ingénieur est accueilli par un petit écolier, qui semble obéir aux ordres de son oncle. La bonté semble régner dans ce village où l'étranger se fait très vite sa place. Le spectateur finit par comprendre ses motivations : il est venu pour assister à la mort d'une femme du village, en l'occurrence la grand-mère de l'enfant. Énoncée ainsi l'idée paraît saugrenue, mais on suppose que sa volonté est de filmer l'enterrement qui suivra, et ses rites particuliers qui l'accompagnent.
Ici la modernité de l'homme de la capitale, qui travaille selon ses dires dans les « télécommunications », s'oppose à la solidarité mécanique traditionnelle du village. Derrière ses lunettes opaques il paraît bien seul, l'homme moderne dont les appels au téléphone résonnent dans le vide, si seul qu'il doit s'isoler du village et se rendre au cimetière pour pouvoir entendre l'interlocuteur au bout du fil. Le téléphone portable, d'ordinaire symbole d'un monde hyper-connecté, renforce ici sa solitude et se fait le marqueur de l'incommunicabilité. Interagir avec le proche semble par ailleurs tout aussi difficile qu'interagir avec le lointain. Les conversations vont bon train mais sonnent souvent creux ; l'ingénieur peine à créer des liens avec les gens du village – Kiarostami l'illustrant à merveille par son usage du hors-champ, des regards fuyants, ou d'un clair obscur inattendu. Même lorsque sa quête ne se limite qu'à un simple pot de lait, il se retrouve très vite pris dans un parcours aux accents kafkaïens. Il faut dire aussi que la communication entre les villageois ne va pas forcément de soi. Un dialogue de sourds s'opère entre une serveuse de thé et son client. « C'est plus simple tout seul » répond celui qui creuse un fossé lorsque l'ingénieur lui demande pourquoi il n'est pas assisté dans son travail.
Il y a néanmoins un personnage pour qui rien n'est plus simple que de communiquer : l'enfant. Naïf et sincère, il peine à comprendre la complexité de l'ironie, mais sait toujours répondre aux attentes de son interlocuteur, même lorsque celui-ci ne lui énonce pas les choses clairement. Un mince tronc d'arbre lui suffit de pont pour traverser la rivière qui sépare les hommes. « Tous les enfants passent par là » répond-il simplement lorsque l'ingénieur s'étonne de ce sa conception du pont. À l'inverse ce dernier éprouve toute les difficultés du monde pour se faire comprendre par l'enfant, pour baisser complètement la vitre qui le sépare de son innocent prochain.
Si l'ingénieur cherche tant à créer du lien avec les autres, c'est avant tout parce que ces quelques fils tissés constituent sa seule occupation. Il paraît en effet condamné à attendre que la grand-mère meure. Celle-ci refusant de se nourrir, on pense que la fin est proche ; pourtant les jours passent et se répètent, sans que la nouvelle de sa mort ne vienne troubler le quotidien du village. La simple oisiveté de l'ingénieur laisse bientôt place à l'ennui. La pomme qu'il trimbale n'a pas le goût de la cerise, et on dit que les fraises sont meilleures à Téhéran qu'ici. Face aux habitants qui s'affairent au travail, lui s'enfonce dans la torpeur. Son regard est presque envieux lorsqu'il regarde le bousier, Sisyphe à six pattes transportant son œuvre. « Le travail, n'est-ce pas le sel qui conserve nos âmes momies ? » se questionnait Baudelaire, qui s'ennuyait lui aussi sévèrement.
Le mal comme réponse à l'ennui s'impose progressivement. « Le chômage entraîne la corruption » explique avec sagesse le docteur du village. L'enfant qui voit en lui un homme bon se trompe-t-il ? L'ingénieur parvient tout de même à repousser les injonctions de son équipe, qui lui suggèrent d’accélérer le décès de la vieille ; ainsi il résiste à la tentation d'influer sur le réel pour le bien de la captation filmée, comme le faisait justement Buñuel dans Terre sans pain, poussant lui-même une chèvre dans le vide pour filmer sa chute. Toutefois l'ingénieur ne semble pas développer davantage d'empathie pour les animaux que le cinéaste espagnol ; il prend un malin plaisir à jouer du pied avec une tortue croisée au hasard d'une pierre tombale, et à retourner sur le dos l'inoffensive bête, pensant la condamner à dépérir lentement.
C'est justement dans ce grossier gros plan de la tortue que l'on décèle toute la puissance de la morale kiarostamienne. Car à force d'efforts la tortue parvient à se retourner et à reprendre son chemin. L'homme ne peut troquer ses habits pour une robe noire et une faux, seul le vent décidera ou non de se lever pour emporter l'âme des mortels.
L'ingénieur finit par comprendre ce fait au travers d'un événement impromptu, qui le consacre en ange gardien. En aidant son prochain il devient enfin actif, et sort ainsi de sa torpeur et de son obsession pour la mort, qui masquait même une naissance pourtant visible sous ses yeux. De la même manière que dans Le Goût de la cerise, cette réflexion se construit au travers d'une rencontre, ici celle du docteur. Chez Kiarostami, apôtre de la démocratie, la pensée ne peut jamais découler de la solitude ; c'est la rencontre et le débat qui forgent la réflexion. C'est par cette rencontre que l'ingénieur choisit de renoncer à l'attente de la mort, et peut enfin laisser la rivière emporter l'os qu'il gardait précieusement derrière son pare-brise.