L'art est le règne de l'illusion et de la tromperie

Après avoir accouché de deux immenses œuvres cinématographiques : Le Septième Sceau et Les Fraises Sauvages, Bergman continue dans sa folle lancée artistique avec Le Visage, un film d'une profondeur tout à fait remarquable dans les différentes thématiques qu'il aborde.


On retrouve dans ce film une concentration des grands thèmes bergmaniens, à savoir, des réflexions sur l'art, la tromperie, le couple, l'infidélité, le mensonge, la vengeance, la haine, le surnaturel, les limites de la raison, le rêve, la mort, l'amour, etc.


Je ne sais pas s'il est utile de préciser à nouveau que Bergman est un véritable génie de la mise en scène qui est à chaque fois très méticuleuse et prodigieuse. On peut également évoquer son utilisation des gros plans qui est juste majestueuse pour nous faire ressentir tout le poids, toute la force de la vie émotionnelle de ses personnages.


L'art et l'illusion :


Le film se concentre principalement sur cette grande thématique de l'art. Bergman met en place un personnage tout à fait fascinant et déroutant en la personne de Albert Emmanuel Vogler, un illusionniste arrêté par des autorités politiques qui cherchent coûte que coûte à lui ruiner sa profession qu'ils jugent malhonnête et mensongère.
On comprend à travers le personnage de Vogler toute la perception et les questionnements de Bergman lui-même sur l'art. Il se dresse contre une compréhension de l'art comme rationnelle, froide, que l'on pourrait potentiellement disséquer et segmenter en parties, à la manière d'un découpage scientifique (à l'image de ce que les autorités souhaitent entreprendre comme travail sur cet illusionniste et son cerveau).


L'art échappe à son créateur, Vogler en est lui-même victime quand les masques tombent et qu'il n'a plus d'ambition créatrice temporaire. Toutefois, et cela est très intéressant dans le film, on voit que cette situation est temporaire, et que le rapport de force va finir par s'inverser tôt ou tard, ici, on pense à la scène où Vogler est pris pour mort afin de confectionner un dernier tour de magie à son adversaire. Ainsi par cette scène d'une très grande réussite en termes de réalisation sur le plan technique, Bergman parvient à faire triompher l'illusion en art contre les limites imposées par la raison et la rigueur méthodologique scientifique. L'art doit se libérer des limites qu'on pourrait lui imposer, il y a une légitimité évidente à user d'éléments surnaturels, illogiques, trompeurs.


Le surnaturel :


Le surnaturel est fortement présent tout au long de la filmographie de Bergman, et ce film ne fait en quelque sorte pas exception à la règle. Le surnaturel est souvent présent pour contre l'idée que tous les phénomènes puissent s'expliquer de manière rationnelle, il faut donc sans cesse défier les frontières de la réalité consciente en y introduisant des éléments surnaturels qui font échos à l'inconscient, au rêve, à l'illusion, qui sont parties intégrantes de nos vies en tant qu'êtres humains.


Le surnaturel est également présent dans le film afin de justifier la théorie de la création artistique propre à Bergman, en effet, si la réalité n'est jamais forcément la même pour tout le monde - à l'image de la discussion entre les deux hommes dans la roulotte au début du film - on comprend que l'art ne doit pas uniquement chercher à représenter de manière rationnelle la vie des individus, donc il y a nécessité de confronter les deux mondes. L'art révèle la dualité du monde : à la fois le perceptible et l'imperceptible, le logique et l'illogique, l'apollinien et le dionysiaque.


Les masques tombent :


Tous les personnages se dévoilent à mesure que le film progresse. On comprend la double identité dans laquelle est prise constamment le protagoniste avec ses propres réflexions sur l'art et l'esprit rationnel, mais on a à côté de lui le personnage de Tubal, qui préfère finalement vendre son âme à la paresse, à la tranquillité, à l'oisiveté et à la débauche - à l'image de la scène où on l'aperçoit sur une chaise, affirmer qu'il se plait bien ici et qu'il souhaite y poursuivre sa vie alors que les trois femmes auprès de lui sont en train de travailler - ce que se refuse le personnage de Vogler qui ne baisse pas les bras et continuera à trouver le moyen de puiser son inspiration artistique quelque part. On a également la présence de la jeune fille blonde (dont j'ai perdu son nom), qui incarne à merveille la jeune fille prude qui doit se refuser à toute tentation sexuelle mais qui en a fondamentalement besoin et envie au plus profond d'elle. Tout se révèlera à elle-même au travers d'un jeu illusoire basé sur de l'effet placebo. Encore une fois, l'illusion permet d'accoucher aussi de la vérité à sa façon, tout ne doit pas passer uniquement par une compréhension logique et rationnelle. Je n'en ai présenté que trois ici, mais il y aurait tant d'autres à interpréter de la sorte dans ce film.


L'apparence et la perspective contre la vérité objective :


On n'a affaire qu'à l'apparence, qu'au mouvement de ce qui advient dans la réalité, et pour illustrer parfaitement cette idée, Bergman utilise la symbolique du visage masqué. Les personnages cachent tous quelque chose et on ne parvient pas à reconnaître leur identité par-delà le voile des apparences - à l'image de cette scène où Vogler apparaît démasqué mais que personne ne reconnait - ce qui suggère peut-être que notre accès à l'identité est toujours complexe, voire impossible. De même, la femme de Vogler est perçu par un des individus comme étant un homme, et personne n'a l'air choqué de cette manière de la considérer car c'est tout à faut plausible. On voit une nouvelle fois apparaître l'idée selon laquelle l'être humain croit avoir accès à une vérité objective quand celui-ci est sans cesse victime du jeu des apparences de la réalité, le théâtre et l'art en général expriment justement ce phénomène, voilà pourquoi il faut à tout prix les défendre car ils sont précieux.


En résumé, ce film est incroyablement dense, comme souvent chez Bergman, et il est à mon sens malvenu de le considérer comme une œuvre mineure dans sa filmographie quand je la trouve tout à fait fondamentale. J'estime qu'elle mériterait d'être réévaluée à sa juste valeur, comme un film profondément marquant dans ce qu'il aborde avec une grande habileté et technicité. Je regrette qu'il soit parfois méconnu par les admirateurs du maître incontestable du cinéma suédois.

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le 28 sept. 2020

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Tystnaden

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