La puissance virtuose du Ladri di biciclette tient à l’émergence de la fable au sein d’une approche documentaire, fidèle en cela au néoréalisme italien d’après-guerre. Les déplacements d’Antonio s’effectuent au sein d’espaces caractérisés par leur ancrage collectif, chacun révélateur d’un milieu social tantôt au travail (l’entreprise publicitaire) tantôt consommateur (le restaurant) : la première scène du film représente d’ailleurs une foule de chômeurs et manque de s’accomplir sans lui, qu’il faut aller chercher car absent aux annonces d’emploi proposées par la municipalité… Antonio n’est qu’un travailleur parmi d’autres, et son sort, traité telle une catabase lumineuse, est commun à tous ceux de sa condition. Nous retrouvons ici un point commun avec le cinéma de Charlie Chaplin : Charlot, en dépit des caractéristiques inaliénables de son individualité, appartient au milieu qui l’a enfanté, lui comme de nombreux autres. Le dialogue – par les événements – avec l’enfant rappelle celui de The Kid (1921), le dîner emprunte à The Gold Rush (1925).
Bref, tout en rendant hommage au cinéaste américain, Vittorio De Sica lui oppose un récit profondément libre alors même qu’il investit des contraintes d’ordres matériel et moral ; la poésie naît non pas de la misère traitée de façon burlesque mais d’un néoréalisme humaniste qui accomplit la marche du destin tout en rachetant sa figure de père in extremis lorsque ce dernier justifie le pluriel du titre italien, qu’il cède à l’illégalité, qu’il fait un pas de côté pour rejoindre, quelques minutes durant, la cause de son malheur au risque de le prolonger et de le transmettre. Car ce que traite De Sica n’est autre que la résistance morale d’individus face à une misère risquant à chaque instant de les rendre misérables et, pire encore, responsables de la misère d’autrui. Un chef d’œuvre.