Réputé pour ses décors futuristes et sa vision plutôt réaliste, pour l'époque, des voyages spatiaux, le Voyage cosmique, réalisé en 1935 par Vassili Jouravlev avait de quoi satisfaire pleinement l’amateur de SF et de Space Opera que je suis. Autant dire que j'avais hâte de voir l'un des fleurons du cinéma d’anticipation soviétique ! Et je n'ai pas été déçu !
Incontestablement, la réussite du film repose en grande partie sur les compétences scientifiques, le savoir-faire et l'imaginaire de l'un des pères de l'astronautique et des fusées modernes : Constantin Edouardovitch Tsiolkovski.


Né en 1857 d'un père issu de la noblesse polonaise et d'une mère d'origine Tatare, Constantin Tsiolkovski n'a pas eu une enfance facile. Conséquence de la scarlatine contractée à l'âge de 9 ans, il fut atteint d'une surdité partielle, à la suite de laquelle il changea radicalement de comportement. Son handicap l'amena à se considérer comme un paria de la société. Du fait de son asociabilité, il fut expulsé de l'école à 14 ans. Il commença alors une vie d'autodidacte et développa très tôt des aptitudes pour les inventions, parmi lesquelles le cornet acoustique occupe une place de choix. Il se fera même construire une soufflerie à ses frais, premier laboratoire d'aérodynamique de Russie.
Il se mit à étudier des journées entières, comme un forcené, les mathématiques, dans une bibliothèque de Moscou, où il y fit une rencontre capitale, celle du philosophe Nikolaï Fiodorov, dont le cosmisme et les convictions religieuses eurent sur le savant russe une influence déterminante.


Dans "l'Exploration de l'espace cosmique au moyen d'engins à réaction", Tsiolkovski a formulé, au début du 20ème siècle, les principes fondamentaux qui permettent d'envoyer correctement une fusée dans l'espace, grâce notamment à l'équation énonçant les lois du mouvement d'un astronef. C'est le fonctionnement même d'une fusée qui est ainsi mathématiquement décrit.
Ses travaux ne reçurent aucune reconnaissance, sous la Russie Tsariste, de la part de l'Académie impériale des sciences, mais trouvèrent rapidement un écho favorable auprès du régime Bolchevique, une fois ce dernier mis en place. On comprend aisément à quel point les fusées pouvaient intéresser l'Armée Rouge...


Il faut dire que l'œuvre de Tsiolkovski regorge d'idées géniales qui ont fait faire à la fuséologie des bonds de géant. Propulsion par réaction, utilisation d'oxygène liquide, (au détriment de la poudre) du gouvernail gyroscopique, du train spatial... soit un nombre incroyable de trouvailles étonnantes, d'intuitions novatrices qui posèrent les bases scientifiques d'une astronautique moderne.
Mais au-delà de ses contributions scientifiques, Tsiolkovski était aussi un écrivain, dont la passion pour l'astrophysique s'exprima à travers des œuvres d'anticipation, partagées entre rêveries un peu folles et science mathématique.
Car ce professeur de géométrie s'était passionné dès sa jeunesse pour les récits fantastiques et les voyages interplanétaires qui lui permettaient de mettre en scène ses idées. Il échafaudait des scénarios, des hypothèses, parfois fantaisistes et singulières qui, par une sorte de dialectique euphorisante, le stimulaient dans la conduite de ses travaux scientifiques, et l'amenaient à trouver des solutions mathématiques aux problèmes posés par son imagination. Il était intimement convaincu de l'utilité de faire découvrir ses idées au plus grand nombre, non par égoïsme ou narcissisme, mais parce qu'il était, au fond, persuadé que ses récits sur des futurs voyages cosmiques favoriseraient l'émulation intellectuelle et l'intérêt porté à cette nouvelle science qu'était l'astronautique. Et justement, le cinéma, à ce titre, pouvait grandement y contribuer !


Le Voyage cosmique est le fruit d'une collaboration difficile entre le réalisateur russe Vassili Jouravlev et Constantin Tsiolkovski. En effet, en plus de présenter une surdité handicapante, le vieux savant, à près de 78 ans, était fortement diminué par un cancer de l'estomac, qui allait hélas, l'emporter quelques semaines seulement avant la sortie du film sur les écrans.
Pour les besoins du scénario, Tsiolkovski expose en 1933 une ébauche de ses idées dans un carnet d'une trentaine de pages, qu'il nomme, L'Album des voyages spatiaux. Ce cahier esquisse à grands traits ses idées sur les voyages interplanétaires. Par des croquis, des dessins, des annotations, il en vient à expliquer comment l'homme peut évoluer dans l'espace, et comment les effets de l'apesenteur doivent être pris en compte. La caution scientifique apportée par Tsiolkovski contribua grandement à la réussite de l'entreprise.


Il faut, bien sûr, souligner le travail fabuleux des peintres et décorateurs. Youri Shvet, Fiodor Krasne et Mïchael Tiunov ont réalisé de véritables prouesses, apportant un soin méticuleux au réalisme des décors. Je pense évidement à la scène d'ouverture qui présente le complexe du lancement de tir, avec la ville de Moscou en arrière-plan. Mais je pense aussi à la scène du hangar, où se trouve entreposée la fusée. Filmée dans un long travelling en stop motion, elle donne une incroyable impression de puissance et de force.
La fantaisie s'invite parfois à brûle-pourpoint et donne lieu à des situations délicieusement décalées. J'ai en tête cette scène un peu cocasse du vieux professeur Sedykh, s'empressant de faire sa valise (!) in extremis, juste avant de décoller pour la lune, en y jetant pêle-mêle, vêtements et vieux livres, et qui dans la précipitation, en oublie l'essentiel : ses fameuses bottes de feutre, protection indispensable pour affronter les glaçant -270° Celsius des nuits lunaires...!


L'équipage, composé donc du vieux savant Sedykh, (on pense évidemment à Constantin Tsiolkovski), de son assistante, et d'un tout jeune passager intrépide, réussira l'exploit de poser la fusée sur la face cachée de la Lune !
Munis de leur scaphandre, et une fois délestés de leurs semelles de plomb présentes pour pallier la faible gravité lunaire, nos vaillants astronautes pourront partir gaillardement s'aventurer et découvrir le paysage rocailleux de la Lune en s'adonnant à d'irrésistibles sauts de batracien...!


Malgré son succès populaire, le film n'a pas été épargné par les critiques de l'époque, qui lui reprochaient notamment son manque de dramaturgie, le peu de psychologie, de caractères des personnages, et surtout, ce qui ne manque pas de toupet, son absence de souffle visionnaire ! Il me paraît incroyable de reprocher au film son manque d'ambition, alors que tout l'enjeu du film n'est rien de moins que l'accomplissement du plus vieux rêve de l'humanité ! Mettre en scène le premier vol sur la Lune est à mon sens la marque de la plus audacieuse ambition, et on pourra répondre à ces critiques, pour moi injustifiées, que le Voyage cosmique est justement un film précurseur dans la manière d'appréhender la conquête spatiale, dans l'idée de faire envoyer, de la façon la plus réaliste possible, des astronautes sur la Lune, mais peut-être encore davantage, dans la façon dont a été imaginé et conçu ce périlleux voyage.


La résolution des défis techniques a permis de poser les bases de l'astronautique, nouvelle science naissante, et les choix opérés par Tsiolkovski ont été d'une clairvoyance prémonitoire ! Ainsi le retour sur Terre en parachute du vaisseau ou l'invention du train spatial, montrent à l'évidence que Tsiolkovski maîtrisait intuitivement la conception des vols spatiaux. Je rappellerai tout de même que, à la même époque aux Etats-Unis, on en était resté aux aventures de Flash Gordon et Buck Rogers et qu'il a fallu attendre les années 50 pour voir fleurir des films d'anticipation aux idées particulièrement fécondes.


Pour le réalisme socialiste, la portée symbolique d'un tel vol ne présente aucun intérêt. Aller sur la Lune sans rien y faire apparait comme une hérésie, un non sens politique. Il aurait fallu considérer cette entreprise hors-norme, comme l'expression d'une volonté politique, en lui attribuant des buts et des objectifs précis, prévoir de magnifiques plans quinquennaux, avec l'espoir de voir prospérer sur la Lune des industries métallurgiques, fleurir des usines de charbon. On aurait, ainsi, pu faire l'éloge de la révolution en marche, en louant, comme il se doit, les exploits stakhanovistes des astronautes !


Évidemment, comme il agit d'un film de commande réalisé en pleine ère stalinienne, les éléments idéologiques propres au communisme ne manquent pas. Les astronautes sont des "camarades" et la première fusée en route vers la Lune s'appelle Joseph Staline. La deuxième a pour nom Klim Vorochilov, décoré premier Maréchal de l'Union Soviétique par Joseph Staline. Le décor est planté...
Si la route vers les cosmos est encore longue, elle est désormais ouverte, (LES cosmos, dans la mesure où ce sont bien des mondes inconnus que l'homme est amené à découvrir par les voyages interplanétaires) et mise au service de l'utopie communiste.
Comment expliquer le fait surprenant, troublant, que le film sorti en 1936 soit muet ? Peut-être faut-il y voir un besoin de toucher le plus large public possible. Sans doute faut-il y voir aussi la volonté de faire enraciner dans l'esprit du peuple les bienfaits du progrès scientifique, de montrer que, finalement, ces escapades spatiales sont loin d'être inaccessibles, et qu'elles sont même à portée de mains, puisque possiblement réalisables en 1946...

Il s'agit donc d'exposer clairement aux masses laborieuses, la suprématie intrinsèque du socialisme.


Pourtant, en 1936, étant donné l'état des connaissances techniques et scientifiques, il y avait peu de chances de susciter l'engouement du public pour les voyages spatiaux. Les soviétiques avaient à l'époque d'autres priorités que de vouloir aller poser le pied sur la Lune...
Mais Tsiolkovski avait à cœur de sensibiliser le public à la conquête spatiale, de susciter le désir d'exploration, de découverte, amenant peu à peu la certitude que l'espèce humaine pourra quitter un jour la bonne vieille Terre, pour s'aventurer dans l'étendue infinie des horizons cosmiques.
Les voyages interplanétaires sont ainsi perçus comme une finalité inéluctable et une ouverture vers une réalité inconnue.
Justement, l'ossature et la structure du film sont bel et bien construites à partir des idées philosophiques du mathématicien et ingénieur russe. Il s'agit de montrer comment l'humanité, par l'exploration et la conquête spatiale, peut dépasser son stade d'évolution et s'élever au-delà de sa condition. "La Terre, écrivait Konstantin Tsiolkovski il y a un siècle, est le berceau de l'humanité, mais on ne passe pas sa vie dans un berceau."


En définitive, le Voyage cosmique est un savoureux mélange de poésie, de naïveté et de rigueur scientifique, un mariage peu orthodoxe, de fantaisie et de pragmatisme scientifique, qui fait tout le charme de ce film d'anticipation, injustement tombé en disgrâce sous le régime soviétique, et qui mérite, à mes yeux, d'être impérativement réhabilité !

Qhermite
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le 5 oct. 2021

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