Le Voyage de Chihiro
8.4
Le Voyage de Chihiro

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2001)

Eté 2006, Le Voyage de Chihiro est mon premier Miyazaki. J’ai alors 13 ans, et j’en garde un souvenir hautement traumatique. Il me faudra une décennie et plusieurs visionnages pour commencer à en appréhender la large gamme d’émotions et la subtilité ; j’en garderai toujours cette première impression poisseuse.


2006 – L'enfant


I know not how it was --but, with the first glimpse of the [movie], a sense of insufferable gloom pervaded my spirit.


On ne peut pas dire que Le Voyage de Chihiro ait lancé mon intérêt pour les films de Miyazaki. Sans le savoir, je suis pour la première fois confrontée à la problématique qui deviendra plus tard une passion sincère : le formatage occidental m’a préparée à des visions bien lisses, dénuées de toute aspérité ; particulièrement dans le domaine de l’animation qui demeure hautement infantilisé. Chihiro a alors tout pour moi de l’énigme, car s’il se destine avant tout à un jeune public, il le prend au sérieux, et aboutit à un résultat tout aussi riche (si ce n’est plus) et satisfaisant pour l’adulte que j’essaie de devenir aujourd’hui. A 13 ans, toutefois, je n’ai pas l’habitude d’être prise au sérieux par les producteurs, et je ne suis pas préparée à ce que je vais voir.


Le Voyage de Chihiro est alors avant tout pour moi le visage de l’angoisse. Ces personnages grotesques, aux traits déformés, suscitent en moi un profond dégoût. Que dire de ces figures fantomatiques ou burlesques qui ne seront jamais élucidées, simples passants dans ce monde où elles sont banalités. Dans cette imagerie malsaine, chaque forme, chaque créature contribue à ce que je ne saurais définir que comme une forme d’oppression systématisée de l’imaginaire, qui n’est que très rarement apaisé par une vue plaisante. Le plus étrange dans tout cela est que je garderai cette impression des plus sinistres sans qu’elle soit rattachée à aucun souvenir précis : s’est incrustée en moi l’image du Sans-Visage comme une terreur, sans pourtant que je retienne sa funeste gloutonnerie. Après tout, je n’aurai pas alors la chance de terminer le film, et c’est sur sa silhouette s’éloignant tandis que Chihiro se précipite vers le train que je m’arracherai à ce cauchemar.


C’est en revoyant le film cinq ans plus tard, et encore cinq ans plus tard, que je mettrai peu à peu le doigt sur les causes de ma sensation de malaise, et que je serai capable de la déconstruire. D’identifier, au-delà des figures simplement monstrueuses comme le visage difforme de Jubaba, les scènes qui recèlent de véritables objets d’angoisse, m’affectant de manière tout à fait intime. Pour ne m’arrêter qu’au début du film, la transformation, répugnante parce qu’organique, de ses parents en porcs ; ou encore cet escalier tétanisant qui me crispe immanquablement (je fais en effet des cauchemars à base d’escaliers mous ou instables depuis l’enfance). Pourtant, c’est sans doute précisément en partageant ces frayeurs profondément inscrites avec le personnage que l’on peut le mieux se connecter à lui, au niveau le plus primaire. Les touches de couleur viendront s’ajouter par la suite sur cette toile de fond dérangeante.


2011 – L'adolescente


Mon ex étant un otaku de premier choix, c’était une tradition avec lui que de manger des pâtes devant des films d’animation japonais. Le jour venu de passer Le Voyage de Chihiro, mon cœur est divisé. D’une part, il y a l’envie d’enfin venir à bout de ce film en suspens depuis cinq ans. De l’autre, je sens s’immiscer en moi, à travers la porosité du souvenir, ce “sense of insufferable gloom” qui déjà me prend à la gorge. Toutes ces années n’ont pas effacé la sensation, poisseuse, qui semble me coller à la peau et à l’âme sitôt ce nom maudit prononcé – je n’en serai sans doute jamais libérée. Dieu merci, à 18 ans, je ne suis plus aussi impressionnable, et si je n’ai pas encore développé mon goût pour le bizarre et le perturbant, Chihiro m’est devenu tout à fait inoffensif. Cela me permet, une première fois, d’ouvrir les yeux sur le film pour de bon.


Sans surprise, le sentiment de malaise revient aussitôt m'enlacer. Même si j'ai désormais une plus grande familiarité avec l'œuvre de Miyazaki, je ne me suis toujours pas faite au design de ses personnages, et Le Voyage de Chihiro m'épargne particulièrement peu. A nouveau, la révulsion. Cependant, cette fois, je suis également capable d’apprécier une autre facette du film : son implacable poésie. Bien que l’immense majorité du film reste écrasée par une imagerie glauque, on lui doit du moins reconnaître son originalité. Je parviens, de plus, à laisser m’atteindre les notes plus légères, jusqu’alors noyées dans l’océan de mon angoisse : les boules de suie, l’oiseau miniature et le rat… L'humour vient réclamer la place qui lui revient aux côtés du dégoût.


Enfin, je saisis la portée de Chihiro en tant que conte initiatique, dans son essence la plus pure. Je comprends que ce que je vivais comme une oppression est en réalité une exploitation imaginative du moindre détail, un fourmillement d’idées qui insuffle sa vie à l’univers. Je réalise que Miyazaki est un démiurge avant d’être un narrateur. Le Voyage de Chihiro est un grand film, je n'en doute plus. De ceux qui arrivent à parler aussi bien aux sens qu’à l’esprit, qui farfouillent dans les tripes autant qu’ils séduisent l’intellect. Je comprends aussi à quel point j’avais été dans l’erreur, cinq ans plus tôt, en voulant prendre le film à la légère : c’est au contraire une œuvre qui se mérite.


2016 – L’adulte


J’approche désormais des 23 ans et, soucieuse d'affecter d'être blasée, mon crédo est devenu "Show me something I’ve never seen before". Le Voyage de Chihiro, pourtant, je l’ai déjà vu trois fois, dont une il y a quelques mois à peine, bien que j’ai largement profité du milieu du film pour rattraper ma nuit. C’est donc l’opportunité pour moi de me concentrer sur l’arrière-plan et de m'attacher aux détails, de me poser les questions sur lesquelles je n'avais jusqu'alors pas assez de recul. Aussi incroyable que cela me paraisse, j’y trouve encore des choses que je n’avais jamais vues avant.


Chaque recoin est une richesse. Je me prends à vouloir écarter les pans de cette virtualité, explorer le hors-champ, élucider les histoires qui ne me sont pas contées. Chihiro m'emporte dans un courant furieux, dont l’énergie me traverse tandis que je cherche à accrocher, sur le rivage, des visions fugitives qui brillent pourtant toutes comme des phares. Ce parc d’attraction que l’on quitte bien vite pour le palais des bains, que s’y passe-t-il ? Les Dieux Putrides, que sont-ils ? Cette race de poussins géants, d’où vient-elle, quel est sont QI moyen ? Quels mondes s’ouvrent à chaque arrêt de train ? Je brûle d’obtenir réponse à ces questions, d’errer librement dans cet univers qu’un scénario seul ne peut suffire à contenir, et je ressens la frustration intense de n’être coincée que dans un regard unique qui est celui de Chihiro. Il reste tant de promesses extraordinaires…


Aussi, pour la première fois, je traverse cette aventure avec légèreté. Toujours, l’angoisse vient me caresser la gorge par moments (mon aversion grandissante pour les enfants en bas-âge trouvera dans le bébé de Jubaba un impeccable motif de révulsion), mais je suis tout autant transportée d’une joie enfantine, lié à l’émerveillement de la découverte. Armée d’une attention nouvelle, je prends note d’une foultitude de détails tendres et amusants qui jusqu’alors demeuraient pour moi étouffés par la brume de ma sensation de malaise. Cette profusion me donne le vertige, et je réalise l’ampleur de ce qu’avait négligé autrefois mon regard trop paresseux. Je ressens enfin, à travers les images, la profonde affection de Miyazaki, et elle me réchauffe le cœur. Le Voyage de Chihiro est un film empreint de bonté, et l'histoire d'un passage à l'âge adulte... pour son héroïne comme pour moi.


.


Dix ans. Voici le temps qu’il m’aura fallu pour développer cette vision du Voyage de Chihiro, du creuset de l’angoisse à l’euphorie de l’exploration, et je n’ose pas même dire avoir pleinement saisi tout le pouvoir de l'œuvre à ce jour. Si jusque-là j’ai posé sur lui un regard sans cesse renouvelé – et sans doute est-ce là le signe d’un grand film – rien n’interdit de penser que dans quelques années, encore, il viendra trouver dans mon esprit une expression encore inédite. On prend les paris ? A dans cinq ans, Chihiro.


Sept mois. Voici le temps qu’il m’aura fallu pour achever cette critique du Voyage de Chihiro, abandonnée pour une raison obscure au milieu de l’antépénultième paragraphe et que j’ai choisi de sauver de l’oubli aujourd’hui. Shania d’avril, s’il te plaît : ne t’arrête plus au milieu d’une phrase, j’ai eu l’air bien conne à vouloir la poursuivre. Cordialement, la Shania de novembre.

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le 15 nov. 2016

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Lila Gaius

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