Le Voyage de Chihiro
8.4
Le Voyage de Chihiro

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2001)

Probablement mon Miyazaki préféré, pour une raison simple, c'est qu'il commence comme un rêve, un rêve d'enfant. La petite Chihiro s'ennuie à l'arrière de la voiture de ses parents. Ils déménagent. Puis, croyant prendre un raccourci, ils se retrouvent devant le portail d'un ancien parc à thème. Curieux, ils s'y rendent, tandis que la gamine, fatiguée et capricieuse, traine des pieds. Et là, subrepticement, le dessin animé bascule dans un onirisme foisonnant et irréel, au détour d'une péripétie banale et ordinaire.


C'est le genre de basculement typiquement japonais, où le fantastique côtoie le réel, dans ce pays ultra moderne, et pourtant attaché à l'irrationnel, où l'on croit que les chats portent chance ou accueillent l'esprit d'un dieu ou d'un démon. Aruki Murakami, le célèbre écrivain japonais, utilise peu ou proue le même procédé. Une scène quotidienne d'une vie rangée se transforme en rencontre improbable avec des demi-dieux ou des créatures étranges.


Chihiro est par bien des aspects déroutants passé les cinq premières minutes : les esprits, les créatures magiques, le folklore et le ballet des dieux japonais, comiques et effrayants ne cessent de surprendre. Le film est d'une imagination infinie. La liberté du réalisateur est totale. Pour un enfant occidental, il doit être étrange de voir des esprits déambuler dans une station thermale pour se purifier, de voir toutes ces créatures issues de la mythologie japonaise et de la religion shintoïste.


Et pourtant, très vite on s'accommode de l'étrangeté, comme dans un rêve. Par le regard de Chihiro, aussi surprise que nous, nous pénétrons ce monde imprévisible et coloré. Elle nous sert de guide pour découvrir Yubaba, la grand mère sorcière extravagante, Aku, son apprenti sorcier, mi-dragon, ancien esprit d'une rivière disparue sous le béton d'une ville, le vieux Kamaji, aux quatre bras avec ses amis boules de suie qui transportent le charbon dans la chaudière pour chauffer les thermes. L'étrangeté époustoufle : le dessin est d'une finesse et d'une précision rarement égalées. Les mouvements des personnages sont fluides, baignant dans des décors à l'inventivité sans limites. Le château, aux allures de temple steampunk et traditionnel tout à la fois, synthèse d'un Japon aux multiples facettes, semble nous inviter à l'explorer de fond en combles, recelant des merveilles et des secrets à foison. Puis, on s'habitue, tout nous semble familier quelques minutes après, car ce qui nous lie à Chihiro, c'est l'extraordinaire universalité du film malgré ses singularités toute nippones : l'amitié, le travail, la famille, et la quête initiatique de Chihiro parlent immédiatement. Jamais Miyazaki n'aura su transmettre aussi finement l'esprit japonais aux âmes occidentales.


Le film est un récit initiatique, sous forme de rêve grandiloquent. Chihiro, enfant immature et capricieuse apprend la patience, la politesse, le travail. Elle grandit, elle mûrit, gagne en confiance jusqu'à racheter la gloutonnerie de ses parents qui les a fait devenir des cochons, jusqu'à redonner à Aku son véritable nom, celui d'une rivière où elle était tombée petite et où Aku, son esprit, l'avait sauvé.


Il y a les moments de grâce aussi, où le rêve se transforme en extase visuelle : Chihiro voguant dans un train sur une mer étale où quelques rares îlots abritent une habitation qu'on croirait sortie d'un tableau d'Hopper sur des notes de musique d'une délicatesse infinie. Je peux en témoigner, ayant eu la chance de voir Joe Hisaishi, interpréter cet instant, au piano, les larmes aux yeux. La scène est gratuite, dispensable pour l'intrigue, essentielle pour le coeur, et les décors verdoyants, les détails foisonnants, la mer bleue, l'horizon radieux de ce film coloré, sont un véritable bonheur pour les yeux. Tout le vocabulaire cinématographique du rêve est présent : l'inconscient, la métaphore océanique, la peur de la perte des êtres aimés, l'irruption de l'irréel dans le réel. L'analyse du film semble évidente : tout ceci n'est peut-être qu'un rêve, un très joli rêve.


Mais film s'achève presque brutalement, aussi brutalement qu'un réveil après une délicieuse sieste. On croirait avoir rêvé mais les spectateurs attentifs auront remarqué que Chihiro, qui s'est vue offrir un chouchou pour attacher ses cheveux par une sorcière, le porte toujours à la fin du film, même après avoir retrouvé ses parents. Et ce qu'on pourrait prendre comme le fruit de l'imagination d'une enfant endormie sur la banquette arrière d'une voiture n'est peut-être pas qu'un simple songe d'une nuit d'été mais la réalité du monde de Chihiro, entre réel et fantastique.


Si le film est immédiatement accessible et compréhensible, pour tout spectateur, il n'en est pas pour autant simple ou simpliste. Miyazaki n'est pas un homme binaire, encore moins manichéen, et surtout pas occidental. Il nous offre une fenêtre sur l'univers de son pays, mais plus encore il invite les enfants et les adultes à réfléchir sur eux-mêmes, sur l'état du monde que nous laissons (l'écologie est un thème récurrent de son oeuvre), il ne propose pas de personnages tranchées, pas de gentils, pas de méchants, à peine une morale, si ce n'est celle de rester soi-même. Il ne prend personne de haut, laisse le spectateur grandir, murir en lui, la densité de son film, riche d'une infinité de facettes.


Il parvient à hisser le dessin-animé au rang des autres genres du cinéma. Plus encore, il montre que le dessin est le monde de tous les possibles, sans aucune autre limite que l'esprit et l'imagination et le crayon - qu'il manie avec brio. Son film est une prodigieuse machine à rêve, c'est un miracle que Miyazaki dispose d'une telle liberté, dans un monde où le cinéma est plus que jamais formaté. Disney, sur le coup, a eu du flair en distribuant ce film en occident. Il consacrera le réalisateur japonais pour notre plus grand bonheur tout en montrant la supériorité absolue de son cinéma animé sur celui du géant américain qui, bien qu'ayant réalisé d'excellents dessins animés, n'atteint pas son niveau de finesse et de maîtrise.


Je pourrais parler longuement encore de la technique du film, qui utilise quelques effets numériques qui font merveilles, des thématiques chères à l'auteur qu'est Miyazaki (l'aviation, l'écologie, l'enfance et les personnages féminins), de ses influences (aussi bien Paul Grimaud que Jules Verne - car ce serait faux de dire que ce film n'est que japonais dans son esprit, il est aussi le fruit d'une longue tradition du conte et du récit fantastique et initiatique), mais d'autres l'ont fait bien mieux que moi.


Ce film est adulé, à juste titre, par de nombreux grands enfants qui restent éberlués par tant de beauté et de grâce. Pour s'en convaincre, il suffit de voir les critiques dithyrambiques sur ce site. Je n'ai pour ma part pas de mots assez forts pour qualifier ce film, dont chaque plan me hante, comme un rêve fabuleux dont on peine à se départir une fois réveillé, songe merveilleux d'une nuit d'été.

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le 29 août 2013

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Tom_Ab

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