On sort d'un film d'Hitchcock comme on sort d'un rêve. Son cinéma est onirique. Je ne parle pas des rêves proprement dit qu'il a intégrés à ses histoires ("La Maison du Dr Edwards", "Pas de printemps pour Marnie"). Mais pratiquement de toute son oeuvre.
Les scénarios, souvent d'une vraisemblance approximative (mais Hitchcock se moquait du vraisemblable, par principe) ? Comme dans nos rêves... Les transitions d'une scène à l'autre, tantôt elliptiques, tantôt étranges ou incongrues ? Comme dans nos rêves... Les personnages inattendus de deuxième ou troisième plan, qui traversent fugitivement le récit, avec un visage et une présence bizarres ? Comme dans nos rêves. Les fuites affolées, le climat d'inquiétude, les attentes, les soudaines loufoqueries, les rencontres improbables ? Comme dans nos rêves.
"Les trente-neuf marches" n'échappe à rien de tout cela, qui fait le charme unique du cinéma de Hitchcock. D'un tel film dit d'espionnage presque sans queue ni tête, on ne retiendra pas l'enjeu de surface: quel est le secret, qui est l'ennemi, que sont ces fameuses 39 marches, où sont les documents, pourquoi cette femme avec un poignard dans le dos ? On s'en moque, ce n'est pas le sujet (c'est un McGuffin, disait Hitchcock, en gros un prétexte).
Le sujet, c'est un homme ordinaire (Robert Donat) impliqué par hasard dans une sale affaire, pris pour ce qu'il n'est pas, obligé de fuir et profitant de l'occasion pour tenter de résoudre l'énigme. Le sujet, c'est la poursuite dans les monts d'Ecosse, leurs petits chemins aux ponts de pierres, paysages de crépuscule et de nuit qui ajoutent à l'onirisme; ce sont des habitations isolées et des rencontres dans ces lieux-là (magnifique scène que celle de la ferme habitée seulement par un couple désaccordé, lui inquiétant, elle pathétique); ce sont les pièges qui s'ouvrent et se referment; et ce sont les retrouvailles avec une blonde percutante (Madeleine Caroll) croisée au début de la fuite. Bref le sujet, ce ne sont pas les espions, par ailleurs quasiment invisibles, mais bien cet homme, et cette femme, qui courent devant nous et dont le destin se tisse.
Climat de rêve, mais dans un cadre de réalité. Aucune trace de fantastique évidemment: l'histoire peut manquer de vraisemblance, aucune situation n'est impossible. Nous sommes juste dans un quotidien vaguement -ou clairement- inquiétant. Et parfois aussi souriant.
Pour mieux ancrer ses histoires dans le quotidien, et sans doute aussi pour satisfaire son côté galopin, Hitchcock utilise en effet un humour particulièrement inventif, à travers des regards, des comportements, des incongruités, des situations loufoques, comme ici ces héros qui pour l'instant encore se regardent comme chien et chat et qui sont menottés l'un à l'autre. Bien des soucis pour eux, bien des sourires et des rires pour nous. Du Hitchcock tout craché.
"Les Trente-Neuf marches" n'échappe pas non plus à certaines des nombreuses obsessions hitchcockiennes. On y trouve un homme poursuivi sans qu'il ait rien demandé ("La Mort aux trousses"), une salle de spectacle dans laquelle commence et se résout l'affaire ("L'Homme qui en savait trop", voire "Le rideau déchiré"), des notables respectables au double jeu ("Le crime était presque parfait"), le couple qui commence par se mordre les mollets avant de plus tendres ébats ("La main au collet") ou même une bizarre jeune fille à lunettes ("L'Inconnu du Nord-Express")..
Sans compter bien sûr les personnages principaux, typiquement de l'univers de Hitchcock. Madeleine Caroll , belle blonde à la sensualité masquée est la grande soeur de Grace Kelly, Kim Novak ou Tippi Hedren... Et Robert Donat, souple, souriant, ironique, préfigure Cary Grant.
"Les Trente-neuf marches" est l'oeuvre d'un encore jeune réalisateur (36 ans). Mais son génie est là, dans le climat installé, dans les trouvailles purement techniques, et dans un admirable sens de la narration: comme dans l'immense majorité de ses films, il n'y a aucune scène, aussi courte soit-elle, et qu'elle soit d'apparence importante ou anodine, qui ne fasse avancer l'histoire.