Visconti était un indécrottable esthète. Même dans un tel film, tourné en décor naturel avec une évidente économie de moyens, il parvient (c'est plus fort que lui) à travailler ses plans, ses cadrages, ses mouvements de caméra, son traitement de la lumière et des noirs et blancs, etc. Comme ce sera le cas toute sa carrière, Visconti se démarque totalement de la production de son époque pour faire une œuvre que l'on pourrait qualifier d'avant-garde. En effet, Ossessione (que, pour des raisons évidentes, on appellera par son titre original, loin du désastreux "Amants Diaboliques" français) est une anomalie absolue dans le paysage cinématographique de l'Italie fasciste. Une originalité qui coutera cher au cinéaste, puisque le film fut officiellement censuré.
Il faut dire que l'image donnée de l'Italie dans ce film est loin d'être glorieuse. Partant du canevas d'un roman noir (Ossessione est la deuxième adaptation du roman de James Cain Le Facteur sonne toujours deux fois, qui avait déjà été adapté en France sous le titre Le Dernier Tournant), le film s'attarde surtout sur l'état calamiteux de l'Italie, tant socialement que moralement. Ainsi, Gino, le personnage principal, est un vagabond qui se traine de ville en ville. On le découvre caché à l'arrière d'un camion, passager clandestin sur une route de campagne, naufragé dans le garage de Bragana. Il entre en douce dans le garage (qui fait aussi office de café) et rencontre Giovanna.
Dès ces quelques minutes d'ouverture, on voit se mettre en œuvre le talent de Visconti. Ainsi, de Giovanna, nous voyons d'abord les seules jambes nues, comme un appel à la sensualité. C'est cet appel qui va se relayer dans toute la première moitié du film. Giovanna a tout de la femme soumise, accomplissant (de mauvais gré) toutes les volontés de son mari. Mais intérieurement, elle brûle, se sentant faite pour un autre destin. Il y a de l'Emma Bovary en elle, et l'arrivée de Gino va déclencher son désir d'assouvir de vieux rêves.
Il faut dire que Gino et Giovanna sont proches socialement, deux exclus rejetés par la bonne société. Elle va épouser Bragana pour se faire une place sociale, parce qu'il est riche et bien installé. Mais elle est malheureuse, loin du romantisme dont elle rêvait tant. Gino, au début, nous est montré comme un concentré de sensualité masculine, une sorte de brute bestiale débordant de testostérone. Le mâle ! Le cri de Giovanna ("Pourras-tu m'aimer toujours ?") est l'appel à l'aide d'une femme qui veut vraiment vivre, qui ne veut plus être la boniche d'un garagiste.
Bragana, le mari, est, quant à lui, un bon bougre. Comme Charles Bovary, il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui. Il est très limité dans sa vision, c'est le bon petit bourgeois sûr de lui et fier de sa sécurité financière, convaincu que sa femme est heureuse parce qu'elle a de l'argent.
D'emblée, nous sommes donc plongés dans un monde quasiment immoral, mais Visconti ne condamne personne. Son film ne se constitue pas en un conflit de bons et de méchants. Dès que nous sommes avec un personnage, celui-ci nous est automatiquement sympathique. Et constamment on peut se dire que tout aurait pu mieux tourner si...
Ainsi, Gino rencontre un personnage qui se fait appeler l'Espagnol. Et cet homme, vagabond lui aussi, représente ce que Gino aurait pu devenir : un homme libre et fier de sa liberté, solidaire des autres, généreux. En restant auprès de lui, Gino change, il semble être un autre homme : loin de la bestialité qui se dégageait de lui, il ressemble maintenant à un jeune premier plein d'espoir.
Mais Giovanna revient. Hasard ou fatalité ? Je pense qu'il y a une forme de tragédie dans ce film. La même tragédie qui semble pousser une pelote de laine jusque sous les pieds de Gino...
Le film est clairement divisé en deux parties. La disparition du mari intervient exactement à la moitié du film, mais ne change rien, bien au contraire. La seconde moitié du film est celle de la séparation, de plus en plus violente (car ce film est violent). Elle, toujours soucieuse d'être quelqu'un, de se faire accepter socialement, est prête à reprendre les chaînes conjugales, alors que lui ne veut que retrouver sa liberté.
Le travail de Visconti est formidable. Chaque plan est travaillé, même de façon discrète. Le jeu sur les lumières et les ombres est remarquable. Tout s'enchaîne à une grande vitesse, malgré la longueur du film (un drame de 2h20, ce n'était pas fréquent à l'époque). Et surtout le caractère social du film, rompant avec les productions historiques fascistes, est en soi une forme d'engagement politique. Affirmer que l'Italie est socialement dévastée était très novateur et très risqué. Visconti était en avance sur son temps. Il faudra attendre quelques années encore avant qu'arrive le néoréalisme. Mais le grand cinéaste n'appartenait à aucun courant. Il était génial, tout simplement, et ce premier long métrage en est une preuve de plus.