Telle une déambulation nocturne quasi effrénée où l'oubli semble avoir eu raison de tout, Les Anges déchus c'est d'abord l'expérience d'un temps incessamment figé. Une œuvre paradoxalement toujours mouvante sur elle-même, oscillant entre fantasmes et désenchantements ininterrompus pour ces êtres quelconques, ces individus de passage dans un monde où l'onirisme se contemple et nous pénètre. Une vitesse au service d'un temps suspendu donc et qui, dans sa répétitivité déprimante atteint l'immobilisme existentiel tant redouté. Tour de force artistique véritablement brillant, fascinant à expérimenter et où les contradictions entres les images et émotions suscitées peuvent prétendre au sacré, Wong Kar-wai surprend pour mieux nous emporter. Toute une pensée du temps inévitablement indissociable du mouvement synonyme d'âmes repliées et transportées presque malgré elles. L'horizon est-il alors si funeste ? Rien n'est moins certain pour nos tendres oubliés car la prétention au plaisir vaporeux n'est pas forcément si vaine.


C'est alors autant de lumières que d'âmes qui composeront Hong Kong, lieu carnassier où l'excès permettra sans doute aussi l'ultime souffle encore saisissable. Une fumée, des mots, mais d'abord ce souffle, celui de cette jeune femme aussi désirable que désireuse, l'assurance d'une voix trahie par ces mains tremblantes ne demandant qu'à toucher autrui ne serait-ce qu'un instant. Derrière elle cet homme au regard rivé vers le passé, aveux même d'une existence éternellement dictée par d'autres que lui, désabusé mais honnête aussi. Un nuage de pensées qui recouvre tout, parfois une tentation à l'évasion ou bien le souhait d'une pluie continue pour immortaliser l'instant précieux d'une jeune femme condamnée à être elle aussi oubliée. Un souhait irréalisable mais pourtant exaucé par Wong Kar-wai lui-même dans cette atemporalité naissante à la grâce irréelle. Un chaos de solitude pourchassé et magnifié par cette caméra aussi grave que fantaisiste, aussi déchirante qu'insouciante. A ce titre Les Anges déchus n'est pas qu'une expérimentation, c'est un aboutissement de ce qui n'est justement jamais sensé aboutir. La solitude est une norme que seule la valeur des détails d'une vie pourra dépasser. C'est la démonstration que le présent peut et se doit de toucher au mémorable lorsque l'art s'y attarde. C'est la preuve que ce qu'il y a de plus beau en ce bas monde peut rayonner dans l'insignifiance et l'évidence comme par la folie d'un quotidien.


Ainsi les images se succèdent mais les horloges se figent. Les aiguilles sont alors comme autant de directions empruntées entre hasards et volontés, entre idéal et désespérance tandis que la solitude a valeur de fatalité existentielle. Une condamnation à parler à soi plutôt qu'à l'autre. Il n'y a dès lors pas plus bavard qu'un muet, pas plus déchaîné qu'un paresseux. Une culture des paradoxes au service de la complexité de ces personnages a priori si simples, une pertinence cristallisée par la réalisation même, intenable mais si attentive. Malgré des instants sublimes où les sentiments et les maux se révèlent à la manière de tableaux, c'est bien la vitesse propre à la modernité de cette ville qui nous envahit et nous entraîne inlassablement. Une fugacité passionnée au service des cœurs et des corps. Une accumulation de détails et de banalités qui ont eux aussi le droit de prendre sens dans ce monde aliénant car aveuglant. Wong Kar-wai suit le mouvement imposé mais sait le révéler.


Les fusillades sont insensées, les relations ludiques, l'amour fantasmé quand il n'est pas perdu. Une quête de l'autre dans un monde de l'indifférence que notre réalisateur tente de transcender au détour de ces figures de l'ombre, au premier regard si inintéressantes. Mais nous sommes systématiquement dans la confidence, continuellement absorbés par ces mots et ressentis. Hong Kong comme entité à part entière ne se cantonne plus à n'être qu'un décorum à la majesté perturbante. La passion vivifiante caractérise ce voyage décousu mais sensé, une traversée sentimentale à la mélancolie sans pareille. Les Anges déchus c'est alors cet éloge sans compromis à destination de l'insignifiance qui n'a d'insignifiant que le nom. L'éloge d'une force aussi, celle d'avouer à soi-même son existence avec sincérité, faute de pouvoir le faire avec autre que soi, conscient que rien ne changera pour autant. Une fresque onirique moderne qui dans sa vivacité fait la preuve d'une sagesse et d'une sensibilité immense. Il n'y a que du beau à condition de pouvoir là encore le partager. Tel un spleen vitalisé, le réalisateur exclut toute possibilité de néant pour mieux saisir la puissance des émotions par la sensualité, la violence ou le grotesque en fonction de ces instants uniques. Ce temps comme culture des regrets et destructeur de liens dorénavant se fige. Le spectateur n'oublie pas et peut alors ressentir la satisfaction d'un simple moment, admirer ce qu'est être bien, être avec l'autre.


Un père, une partenaire, l'intimité d'une nuit, les oubliés sont dorénavant immortalisés. Une œuvre où par les mouvements de sentiments successifs nos solitaires touchent à l'éternité, un poème au verbe évocateur d'images miraculeusement saisissables. Une somme d'instants présents désormais gravés à jamais. Autant d'anecdotes sublimées puisque dans ce monde sans futur ni passé vivre c'est aimer.

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le 12 sept. 2017

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Chaosmos

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