Difficile de ne pas regretter cette époque où chansons jazzy, dessins crayonneux et personnages classieux faisaient la personnalité et l’élégance des films d’animation Disney. Après La Belle et le Clochard et Les 101 Dalmatiens, Les Aristochats concluait en quelque sorte cette trilogie dédiée aux chiens et chats errant dans des villes d’une beauté inégalée. Un sommet visuel, comique et musical.
Paris, 1910. La calèche frotte les pavés ; les rues, désertes, donnent l’impression que la ville dort. Comme souvent chez Disney, les êtres humains sont absents ou presque, et ce seront les chats qui rendront à Paris sa vitalité nocturne. La patte artistique de Wolfgang Reitherman se retrouve immédiatement : par les dessins d’une Paris magnifiquement gribouillée, comme l’était la Londres de ses 101 Dalmatiens, et par la triomphe du jazz que les mélodies de son Livre de la jungle annonçaient déjà.
L’animation, d’abord, est somptueuse : des rues parisiennes aux banlieues rurales, en passant par les intérieurs méticuleusement détaillés (la chambre de bonne d’Edgar, fabuleuse), on s’émerveille sans cesse des arrières-plans. Les personnages ne sont pas en reste, avec ces traits de crayon appuyés et hésitants donnant un cachet vieillot du plus bel effet. George et Madame, les deux vieux amis, affichent une mine épatante de vitalité et de détails, en plus d’être particulièrement élégants dans leurs mouvements (la droiture de Madame, contrastant avec la démarche arachnéenne de George). Edgar est également réussi, avec ses joues tombantes, son double-menton, son sourire gras et ses mains perfides : il est détestable et aussi dégoûtant physiquement que moralement – c’est quand même autre chose que les images de synthèse d’aujourd’hui, où tous les corps et visages se ressemblent. Même les personnages secondaires sont marquants : l’adorable Roquefort, souris éduquée jouant les Sherlock Holmes avec maladresse ; Lafayette et Napoléon, les deux chiens détectives passant plus de temps à se chamailler qu’à flairer les indices, mais dont le potentiel comique est remarquablement exploité (notamment lors de cette fameuse scène d’infiltration digne des plus grands films d’espionnage, où Edgar vient récupérer ses affaires, caché dans une botte de paille, et où la partition de George Bruns excelle à nouveau à créer tension et suspense) ; et enfin la bande de Cats en eux-mêmes, aux membres certes stéréotypés mais décidément « cools ». Les quelques scènes avec les oies et l’oncle Waldo sont toutefois à mettre du côté des rares défauts des Aristochats, cassant légèrement le rythme et n’apportant pas grand-chose à l’histoire, sinon une certaine gravité de ton dans la présentation d’un personnage alcoolique.
L’histoire, justement, est assez inédite chez Disney, puisqu’elle tourne autour de l’argent avec un « méchant » qui souhaite explicitement tuer les personnages principaux. Souvent, les antagonistes Disney ont des vues plus mégalomaniaques : dominer le monde, se venger en faisant payer tout le monde, etc. Ici, rien de tout cela, mais simplement un majordome qui veut toucher l’héritage d’une milliardaire et qui décide de se débarrasser des chats inscrits avant lui sur le testament. Aucune recherche de pouvoir ou de gloire, seulement le profit personnel et une détermination sadique. Les chats, symboles d’argent pour l’un (Edgar), d’amour et de tendresse pour l’autre (Madame), lâchés seuls dans le monde, seront pris sous l’aile de Thomas O’Malley qui leur fera découvrir la vie « ici-bas » (thème récurrent chez Disney). Un road-movie donc, qui, comme n’importe quel film du genre, permet le cheminement symbolique de la psychologie des personnages. Et au milieu de la route, des péripéties drôles et inventives : l’arrivée du trublion George dans le manoir, l’escapade nocturne d’Edgar, le trajet clandestin à bord du camion laitier, les multiples sauvetages de Marie par Thomas (et son propre sauvetage par les oies), le retour nocturne à Paris, la nuit chez les Cats, la bagarre finale dans l’écurie (avec un Roquefort hilarant). On ne s’ennuie jamais, ni durant les aventures, ni durant les pauses musicales, et encore moins lors des nombreux plans intercalaires où l’on peut contempler Paris et ses paysages sur les notes envoûtantes de George Bruns – venons-y.
La musique des Aristochats compte parmi les plus réussies, composée à nouveau par George Bruns, à qui l’on devait par exemple cette merveille dans Les 101 Dalmatiens, et à qui l’on doit désormais celle-ci. Car si les chansons, bien connues, sont évidemment mémorables, la musique extradiégétique accompagnant les aventures des personnages, plus discrète, peut facilement rester inaperçue. Alors en voici un autre exemple, pour les oreilles. Les chansons écrites par les frères Sherman font partie des plus connues du répertoire Disney, et ne sont pourtant pas nombreuses. Une époque où les interludes chantés n’étaient pas des fins en soi ou des arguments marketings, n’empêchaient pas l’histoire d’avancer mais marquaient au contraire sa progression. La comptine Des Gammes et des Arpèges sert d’introduction aux quatre chats du foyer, où l’on découvre une Duchesse aristocratique, douce mais à cheval sur la bienséance ; une Marie précieuse et capricieuse, qui semble vouloir imiter sa mère ; un Toulouse intenable, artistique-peintre mais surtout grand casse-pieds ; et un Berlioz sage et discipliné, pianiste galant mais souvent embarqué dans les bêtises de son frère. Puis vient la ballade de Thomas O’Malley, permettant de présenter le personnage éponyme, sortant des hautes herbes comme un chevalier blanc prêt à sauver la famille en détresse, alors laissée pour compte sous un pont : charmeur un peu machiste et chat indépendant, son caractère évoluera au fil des péripéties pour devenir plus sentimental, responsable et respectueux. D’abord simple Don Juan un peu cynique quant aux relations humaines (félines ?), ne voyant dans l’aide apportée à Duchesse qu’une façon de la séduire, il se muera en sauveur désintéressé et en figure paternelle rassurante. Enfin, comment ne pas parler de Tout le monde veut devenir un Cat ? Véritable hymne populaire pour ces chats errants du bas de l’échelle sociale, privés de l’affection du cocon familial mais jouissant d’une autre forme d’amour, passant par l’amitié et la solidarité.
Le jazz prend alors une tout autre valeur, non plus uniquement stylistique, mais dramaturgique : c’est en se délestant de l’éducation et de la tradition (l’exploration du monde, loin du manoir), et en embrassant une liberté quasi totale (l’improvisation du jazz, à l’image de l’errance des chats) que l’on développe sa propre interprétation du monde, réactualisée par l’interaction avec l’autre. Là où le manoir de Madame représente la reproduction froide et mécanique de codes – qui n’ont aucune visée pratique mais sont devenus des fins en soi, les chats n’ayant aucune forme de rapport avec le monde extérieur –, l’immeuble délabré des Cats enseigne aux personnages l’art de ne pas reproduire machinalement la partition, mais de s’en libérer, non pas pour faire n’importe quoi et briser la mesure, mais pour se la réapproprier et la recomposer à son propre rythme. C’est pour cette raison que la fin du film a été si souvent mal comprise : beaucoup y ont vu une régression, après l’escapade libertaire, avec un retour au point de départ augmenté de la présence de Thomas comme père adoptif. Comme si l’aristocratie triomphait, et que, de toute façon, il vaut quand mieux être au chaud dans le manoir que dans les ruines de bas-quartiers. Pourtant, le fait que Madame décide d’ouvrir son manoir à tous les chats errants de Paris, en leur dédiant une pièce où pratiquer leur jazz, signifie tout l’inverse : la solidarité, la réunion sociale et culturelle (en adoptant Thomas, en accueillant les Cats et leur musique), la modernisation et l’évolution des mœurs.
Les Aristochats est un Disney comme on n’en fait plus : forte identité visuelle et musicale, personnages ambigus voire parfois problématiques moralement, histoire simple et sans fioritures, chansons peu nombreuses mais fortes scénaristiquement, et un vrai propos de fond, sujet au débat. Un film d’animation pour enfants comme pour adultes, truffé de références et d’idées.
– Eh Napoléon, on dirait que la critique est finie.
– Attends un peu, c’est moi qui suis le chef ! C'est moi qui dis quand c'est fini.
…
C’est fini.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]