Les Bas-fonds new-yorkais par Gilles Da Costa
Les bas-fonds new-yorkais (Underworld U.S.A.) est sans conteste l’une des œuvres les plus radicales et efficaces de Samuel Fuller. Un des premiers films à poser son regard sur le crime organisé à grande échelle et ses filières, il présente avec une économie de moyens remarquable et une maestria technique bluffante une étude extrêmement précise et fouillée du mode de fonctionnement des réseaux de la pègre. Décrivant à travers l’odyssée vengeresse de Tolly Devlin une société américaine en état de décomposition avancée sous la surface lisse du boom économique d’après-guerre, ce film accorde comme souvent chez Fuller une place prépondérante aux personnages marginaux et à leur combat pour la survie dans un monde gangrenée par le crime et la corruption. Une oeuvre racée à la violence sèche curieusement complémentaire de Pickup on South Street, prouvant avec brio que l'appellation péjorative de “série B” n’est pas forcement synonyme de vacuité thématique et de pauvreté formelle.
Tolly Devlin, gamin des rues de 14 ans rompu aux vols et larcins en tous genres est témoin un soir au fond d’une impasse sombre du passage à tabac de son père par quatre silhouettes, quatre ombres menaçantes non identifiées. Le père Devlin ne s’en relèvera pas. Ce traumatisme, cette nuit cauchemardesque, marque le début d’une nouvelle vie pour l’orphelin. Il consacrera désormais son existence tout entière à retrouver ces quatre assassins coûte que coûte. Sa vengeance sera longue, méticuleuse et il devra gravir les échelons d’une organisation criminelle tentaculaire afin de supprimer les uns après les autres les malfrats devenus gros bonnets responsables de la mort de son père.
Le producteur Ray Stark, alors employé par la Columbia, achète en 1955 les droits d’un reportage signé Jospeh Dineen ayant fait sensation dans les pages du Saturday Evening Post quelques années plus tôt. Titré Underwold U.S.A en hommage au film Underworld (Les nuits de Chicago) réalisé par Josef von Sternberg en 1927, le projet, envisagé au départ comme une production taillée sur mesure pour Humphrey Bogart avant sa mort en 1957, attire rapidement l’attention de Samuel Fuller qui écrit plusieurs versions d’une adaptation cinématographique du papier, toutes rejetées par le studio. Selon la Columbia, son interprétation de l’histoire donne l’impression que le crime paie, ce que Fuller ne nie pas.
Après un nombre considérable de réécritures au cours desquelles le film conte tour à tour l’histoire d’un groupe de prostituées faisant grève pour de meilleures conditions de travail puis celle d’un toxicomane accro à l'héroïne en pleine période de sevrage, Fuller s’attache finalement à simplifier Underworld U.S.A. pour centrer le récit sur la vengeance de Tolly Devlin. S’inspirant ouvertement des descriptions de la criminalité parisienne de Jean Genet mais surtout du Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas, l’auteur s’applique à faire du personnage de Tolly (sensationnel Cliff Robertson, plus connu aujourd’hui pour avoir incarné Ben Parker dans le Spider-Man de Sam Raimi) un être défini par sa soif de vengeance. Une machine donc chaque mouvement, chaque action est justifiée par ce traumatisme originel, figure du vengeur solitaire prédécesseur du Walker interprété par Lee Marvin dans Le point de non-retour (Point Blank) de John Boorman.
Alors que Fuller tient enfin une version finalisée du script d’Underworld U.S.A. à la fin des années 50, le film noir est en train de mourir à petit feu. Ce qui intéresse donc le réalisateur, au-delà du cliché éculé de la mafia surexploité depuis des années, ce sont les syndicats du crime qui ont pignon sur rue sous couvert d’activités tout à fait légales. Ces corporations du crimes contre lesquelles le gouvernement américain lutte sans relâche. C’est cette guerre cachée pour le contrôle de la rue qui passionne Fuller. Car les vrais malfrats décrits dans ce film, ceux que Tolly pourchasse, ne travaillent plus dans les bas-fonds mais dans les bureaux cossus des grattes ciels dont ils sont désormais les propriétaires. C’est l'aire de l’industrialisation de la criminalité. Les syndicats de la pègre ont bien compris, au tournant des années 60, qu’un vernis de respectabilité était le meilleur bouclier pour se protéger des enquêtes menées par le gouvernement.
Tolly est donc le grain de sable venant enrayer la machinerie bien huilée de cette organisation surpuissante appelée National Projects. Infiltré parmi ces monstres qui ont indirectement façonné son existence, il est l'électron libre, la matière instable prête à faire exploser la structure pyramidale. Car tous ceux que croisent Tolly dans son ascension ne sont rien de plus que des ouvriers du crimes agissant de manière tout à fait rationnelle afin de faire fructifier leurs affaires. Même Gus, le tueur impavide aux lunettes noires n’est qu’un outil dénué d’humanité, un professionnel consciencieux et détaché agissant selon les ordres de sa direction. Tolly lui est un véritable psychopathe pur jus. Ange exterminateur torturé, il semble dévoré de l’intérieur par sa détermination, gangrené pas sa soif de sang. Loin d’être un héros traditionnel, il agit exclusivement dans son propre intérêt et pour des raisons tout à fait personnelles. Il se moque de la notion de bien, de mal ou d’une quelconque moralité et cherche uniquement à se frayer un chemin jusqu’au sommet de la hiérarchie pour liquider celui qui se trouve être, par le plus grand des hasards, le roi de la pègre.
Underworld U.S.A. s'intéresse donc à un être mécanisé, dénué de sentiments ou de passion évoluant dans un monde froid où règne la loi du plus fort. Pourtant, comme toujours chez Fuller, ce sujet austère se transforme en un résultat visuel flamboyant grâce au traitement du réalisateur. Musique tonitruante, mouvements de caméra agressifs et enlevés, compositions rigoureuses au millimètre, Underworld U.S.A. est un miracle formel. En effet, partant d’un scénario plutôt simple et linéaire, Fuller va s’appliquer à travailler sa mise en scène à l'extrême. Il envisage même au départ de la production comme scène d’introduction, une succession de plans montrant des prostitués arborant chacune un tatouage représentant un état américain. La caméra s'élève alors pour dévoiler peu à peu une véritable cartographie charnelle du réseau de prostitution américain faites de corps dénudés. Une brillante idée, bien évidemment immédiatement rejetée par la Columbia.
La sublime photographie d’Hal Mohr (Capitaine Blood, L'équipée sauvage) ne fait qu’accentuer cette ambiance sombre et intense, se rapprochant de l'expressionnisme allemand pour livrer des images aux ombres découpées d’un noir profond faisant ouvertement référence au cinéma de Fritz Lang et Murnau. Sa caméra semble en perpétuel mouvement, toujours prête à amorcer un léger travelling avant pour capter une réaction, se recentrer au cœur de l’action ou saisir une expression s’affichant sur un visage. Une prouesse technique d’autant plus impressionnante que le budget de cette production est minuscule et le temps de tournage réduit au strict minimum, même à l’échelle des films de l’époque.
Dans Underworld U.S.A., Fuller n’accorde pourtant aucune place à l’esbroufe et au superflu malgré l’audace de sa réalisation. Brutal et incisif, ce film arbore fièrement le style inimitable du réalisateur, ces plans marquants et travaillés pensés pour déstabiliser le spectateur. Au-delà de ses cadres méticuleusement composés, de ses mouvements de caméra toujours aussi élaborés, ce qui impressionne dans Underworld U.S.A. est ce montage au rythme elliptique, presque déstabilisant et cet art maîtrisé du découpage pensé pour extraire la substantifique moelle des scènes couchées sur papier.
Travaillant en marge de l’industrie hollywoodienne, sans la contrainte d’un budget imposant trop handicapant, Fuller profite en effet d’une certaine liberté et tente ainsi des expérimentations stylistiques très audacieuses. La contrainte le pousse à être plus créatif, à prendre des risques que ne pourraient pas se permettre des réalisateurs plus installés. Ainsi, ses effets les plus efficaces sont parfois dus au manque de moyens ou à une volonté de contourner la censure, comme pour cette séquence du suicide d’un Capitaine de Police. Fuller, ne pouvant se permettre de montrer un homme se tirant une balle dans la tête, utilise ici un jump-cut avant que l’homme ne saisisse son arme et enchaîne sur un plan montrant un de ses diplômes accroché au mur. Le coup de feu retentit hors-champ et la balle vient briser le verre protégeant le précieux papier. Une solution économique apportant un second sens à cette scène et lui conférant avant tout un rythme inattendu. La marque de fabrique d’un réalisateur exploitant astucieusement ses moyens grâce à une belle maîtrise de la grammaire cinématographique.
Un autre morceau de bravoure illustre le savoir-faire de Fuller. Lors du passage à tabac de Gela (L’excellent Paul Dubov, acteur omniprésent durant toute la carrière du réalisateur) par Tolly. Un long et lent plan-séquence soutenu par la musique d’Harry Sukman accompagne le malfrat dans son agonie, nous faisant ressentir par toute sa pesanteur la souffrance et le calvaire enduré par l’homme. La caméra rase le sol avant que Tolly ramasse sa victime comme un sac de sable, le menant vers une mort inexorable, le tueur Gus l’attendant à la porte pour lui régler son compte. Cette scène remarquable montre bien qu’au-delà de la virtuosité purement visuelle, Fuller sait employer sa mise en image pour amplifier le drame en train de se dérouler. Plus qu’un formaliste, il nous rappelle ici qu’il est avant tout un conteur.
Ce que confirme l’incroyable séquence du meurtre de la petite fille à vélo par l’impitoyable Gus. Utilisant ici avec brio le montage alterné pour accélérer le rythme de sa scène et la rendre la plus intense possible, Fuller et son monteur Jerome Thoms orchestrent un moment de tension extraordinaire d’une cruauté effarante. Faisant se succéder en boucle plans de la voiture du tueur fonçant vers l’enfant et plans des roues de bicyclette pour terminer sur la réaction d’effroi de la mère assistant à la scène à la fenêtre de son appartement, ils parviennent à concevoir une séquence tétanisante sans recourir une seule seconde à une quelconque violence graphique. Une nouvelle preuve de la capacité de Fuller à contourner la censure pour finalement produire des images tout aussi, si ce n’est plus traumatisantes. Ici l’imagination du spectateur, sollicitée et manipulée par les choix de réalisation, ne peut s'empêcher de combler les vides pour recréer des visions insinuées bien plus horribles que celles que Fuller aurait pu se permettre de montrer.
Mais bien plus qu’une simple démonstration de maîtrise de l'expression filmique, Underworld U.S.A. est aussi un film fondamentalement humain porté par un casting impeccable. La performance nuancée de Cliff Robertson et l’humanité qu’apporte l’acteur au personnage de Tolly parviennent à susciter chez le spectateur une certaine empathie malgré la nature profondément dérangée de cette homme rongé par la haine. Composant un anti-héros complexe (faisant écho à Skip McCoy dans Pickup on South Street ou au Sergent Zack dans Steel Helmet) projetant l’image d’un homme frustre et insensible pour protéger sa nature profonde d’enfant blessé, Robertson parvient ainsi à nous faire accepter la détermination de ce vengeur embarqué dans une croisade morbide.
Comme souvent chez Fuller, les femmes sont présentées comme des îlots de moralité contrebalançant la barbarie exercée par des hommes empêtrés dans leurs luttes de pouvoir et leurs quêtes égoïstes. Ici Cuddles (Dolores Dorn, actrice lumineuse au jeu enflammé) et Sandy (Beatrice Kay, à la fois touchante et intimidante) représentent le cadre délimitant et contrôlant la folie destructrice de Tolly. Intelligentes, intègres, elles apportent à cette tête brûlée assez de considération et d’affection pour lui éviter de sombrer dans la folie. Deux personnages maternant, seuls garde-fou d’un homme à la dérive poussé vers une auto-déstruction inéluctable par sa propre vendetta.
Considéré par Fuller lui-même comme un film mineur fait à la va-vite, Underworld U.S.A est pourtant une oeuvre importante dans la filmographie du réalisateur. Renfermant sous une forme extrêmement aboutie bon nombre des préoccupations thématiques et formelles chères à l’auteur, ce film représente une certaine forme d’épure, un équilibre parfait. Rafraîchissant le genre usé du film noir en le dynamitant de l’intérieur, Fuller parvient encore une fois avec ce film à détourner les codes du cinéma populaire pour y injecter un discours mature sur l’état de la société américaine sous la présidence de John Fitzgerald Kennedy. Un précurseur du neo-noir âpre à la beauté renversante dont s'inspireront certainement Ringo Lam pour City on Fire (Lung fu fong wan) en 1987, Quentin Tarantino pour son célèbre Reservoir Dogs en 1992 et plus tard David Cronenberg avec Les promesses de l'ombre (Eastern Promises).
Les bas-fonds new-yorkais, de Samuel Fuller (1961). Disponible en DVD chez Wild Side.